Catherine Sauvat dresse le portrait d’une quarantaine d’autrices contraintes de publier sous un nom d’homme: “On revient de loin!”
Journaliste et autrice française d’origine autrichienne, déjà fréquemment biographe d’auteurs célèbres (de Rilke à Zweig en passant par Walser ou Arthur Schnitzler), mais aussi scénariste de documentaires (e.a. de Gustave Mahler: autopsie d’un génie), Catherine Sauvat dresse le portrait d’une quarantaine d’autrices (du XVIIe au XXe siècle) qui firent le choix conscient -par nécessité ou revendication- d’écrire sous alias masculin.
Des figures identifiées aux personnalités hors-radar, Catherine Sauvat nous guide dans Ils sont elles (Flammarion) à travers des trajectoires semées d’obstacles ou rocambolesques mais aussi inspirantes. De quoi prendre conscience que derrière les arbres épars que l’histoire a retenus, il y a toute une forêt d’autrices à redécouvrir.
Pourquoi vous intéressez-vous cette fois à un phénomène choral plutôt qu’à une seule personnalité littéraire?
Jusque-là j’étais effectivement plutôt biographe. Pendant des années, lorsque je proposais certaines figures féminines, on m’opposait souvent l’argument qu’elles n’étaient pas assez connues. Et certaines questions m’agitaient, notamment pourquoi on répète sans arrêt qu’il y a si peu de femmes dans l’histoire littéraire, ou seulement une poignée de grands noms (comme Colette ou les sœurs Brontë).
S’agissait-il pour vous de redonner une voix à celles qui n’en avaient pas ou plus?
Oui, je me suis demandé pourquoi elles avaient été si invisibilisées. Après réflexion, la question du pseudonyme est apparue comme évidente pour aborder cette thématique parce que ça me permettait une entrée commune tout en déployant leurs différences. Il y a eu quantité de travaux ces dernières années qui ont permis d’exhumer certains noms -je pense notamment à Murray Constantine qui avait vraiment disparu des radars (Katherine Burdekin, romancière britannique de fictions spéculatives, NDLR).
Quels sont les différents motifs pour lesquels les autrices signent avec un pseudonyme masculin au fil du temps?
La première raison qui anime ces autrices, c’est d’être publiées -soit leur changement de nom leur est imposé par un éditeur, soit elles ont elles-mêmes conscience que si elles publient sous leur vrai nom, elles seront refusées. Si toutefois elles y arrivent -elles seront très vite critiquées. Même leurs pairs auteurs (comme Barbey d’Aurevilly ou Boileau) ne sont pas tendres avec elles: d’après eux, une femme qui écrit ne peut pas se prétendre à l’aune du génie supposé d’un homme.
Qu’en est-il de celles qui publient anonymement?
Elles ne sont pourtant pas des moindres: Mary Shelley, Claire de Duras (autrice anonyme d’Ourika), Madame de Lafayette. Chez la première, c’est une collusion familiale: elle est à la fois « fille de » et « femme de » et elle a été tenue par son beau-père, à la mort de Percy Shelley, de ne pas publier sous ce nom.
Est-ce qu’un sujet trop audacieux ou révolutionnaire pour une certaine époque pourrait constituer un second motif?
Exactement! Dans cette catégorie-là, on pourrait classer les femmes qui ont désiré être journalistes et refusaient d’être cantonnées à la mode, aux sujets domestiques ou familiaux mais souhaitaient traiter de domaines considérés comme plus sérieux, ou à l’Histoire, comme Marie d’Agoult (Daniel Stern) qui a laissé une grande histoire de la révolution de 1848 qui a eu un vrai écho à son époque, mais n’a pas été considérée de façon équitable avec un Michelet, par exemple.
Quelles sont les autres raisons?
Certaines ne souhaitent pas être bridées par le carcan de leur genre et iront jusqu’à la provocation, comme Rachilde ou bien Marc de Montifaud (de son vrai nom Marie-Amélie Chartroule – 1841-1912). Elle n’hésitait pas à aborder des sujets obscènes, à critiquer la religion et la société, jusqu’à se faire menacer d’emprisonnement et à devoir se réfugier en Belgique, où on était plus tolérant quant à ce qui pouvait se publier ou non (il suffit de penser à Hugo, Verlaine, etc.).
L’aspect financier entre-t-il parfois en compte?
Certaines autrices sont contraintes à écrire pour vivre. On pense aux débuts de George Sand, engluée dans son mariage. Éprise de quelqu’un d’autre, elle fait son entrée à Paris. La loi ne favorisant pas les femmes, elle n’a pas d’autre choix que de trouver seule sa subsistance. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à témoigner de cette situation. Jusqu’à parfois, comme la comtesse Dash (alias Jacques Raynaud), se perdre littérairement à force de répondre à toutes les demandes. Il y a aussi celles dont les écrits ne se seraient pas vendus si on avait su qu’une autrice les signait. C’est le cas de Louisa May Alcott (alias A. M. Barnard) qui, au-delà des Quatre filles du Docteur March, écrivait aussi de petits récits sanglants.
Est-ce que le pseudonyme peut être un marqueur d’affirmation particulier?
Oui, comme chez Radclyffe Hall (Le Puits de solitude 1928), une pionnière lesbienne britannique. Mais on pourrait aussi citer Renée Vivien (1877-1909) chez qui cette démarche tenait de ce qu’on appellerait aujourd’hui la fluidité de genre. Cela va jusqu’à Claude Cahun (1894-1954) et sa recherche sur le neutre mais qui va de pair avec une démarche réflexive et plastique sur le masque et le travestissement. Leur « activité surréaliste militante » avec sa compagne Suzanne Malherbe (aka Marcel Moore) depuis l’île de Jersey -d’où elles diffusaient des tracts et détournaient des slogans nazis- en fait une des personnalités les plus attachantes du corpus.
Leurs problèmes sont ultra-contemporains: beaucoup sont victimes de male gaze, Jane Austen répond avec humour à certains qui voudraient lui mecspliquer l’écriture.
Il y a l’exemple ambivalent de Louise-Cécile Bouffé (1840-1908), qui se fait appeler Arvède Barine. Elle avance et recule, sans arrêt. Elle a des audaces (comme d’écrire sur l’Histoire ou des portraits critiques des hommes), mais finit toujours par se réfugier derrière les figures masculines de son entourage. On voit bien chez elle qu’une petite avancée, c’est déjà énorme. On constate une solidarité entre certaines autrices mais parfois, à l’inverse une difficulté à s’encourager mutuellement dans cette voie. Ce n’est pas parce qu’elles souhaitent se frayer une voie que toutes militent pour une émancipation collective. Leur chemin a été tellement ardu que c’est sans doute encore trop tôt. On revient de loin !
Catherine Sauvat
1989 S’intéresse pour la première fois à l’énigmatique Robert Walser.
2019 Signe le scénario de L’homme à la fourrure (Dargaud) avec Anne Simon au dessin.
2021 Dans Depuis que je vous ai lu, je vous admire (Fayard), se penche sur les auteurs qui rendent visite à leurs modèles.
2024 Explore les cas d’autrices signant sous un pseudo masculin dans Ils sont Elles (Flammarion).
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