BD: les lieux de pouvoir s’ouvrent en dessin
La bande dessinée s’invite de plus en plus souvent dans les coulisses du pouvoir… et du contre-pouvoir. Le crayon, une meilleure arme que le stylo ou la caméra pour pénétrer l’impénétrable?
Il y a deux ans exactement, Le Monde diplomatique publiait une infographie intéressante (mais jugée alors scandaleuse, en plein mouvement des gilets jaunes qui multipliaient les manifestations), qui recensait tous les lieux de pouvoir à Paris: institutions nationales, ambassades, médias, sièges de partis politiques et de grandes entreprises, mais aussi CNRS, Medef, Otan ou Unesco… Une carte des lieux qui comptent, qui dirigent et qui, souvent, restent fermés au grand public, mais dont chaque spot pourra pourtant bientôt être scruté de l’intérieur à travers une bande dessinée! Des opus qui en visitent « de fond en comble » « les coulisses » ou « les antichambres », tel que se sous-titrent eux-mêmes de nombreux BD-reportages consacrés à ces lieux dits secrets ou impénétrables, et pourtant de plus en plus perméables au dessin et au crayon: l’Elysée avec Le Château ou Comédie française de Mathieu Sapin (1), l’Assemblée nationale avec Palais Bourbon de Kokopello (2), la Maison de la radio avec Maison ronde de Charlie Zanello, ou encore les grands laboratoires pharmaceutiques avec Jean-Yves Duhoo et Dans le secret des labos…
Autant de lieux habituellement rétifs aux caméras ou aux journalistes, mais qui laissent de plus en plus de dessinateurs venir y croquer ce que très souvent on ne peut pas voir. Une « mode » poussée dans le dos ces dernières années par l’essor du docu-BD et des BD-reportages (on pense entre autres aux magazines La Revue dessinée, Topo ou XXI) qui a complètement décloisonné la bédé, mais aussi par les a priori que véhiculent encore les bédéistes auprès des puissants et des discrets. « Au début, j’avais l’air inoffensif avec mon crayon, mon carnet et mes petits dessins, ils pensaient avoir droit à un traitement de faveur par la bande dessinée, ce qui est évidemment un malentendu », nous a expliqué Mathieu Sapin qui, des mois durant, s’est invité au plus près de François Hollande, Emmanuel Macron et leur garde rapprochée. « Quand je suis arrivé à l’Assemblée, certains députés me fermaient la porte au nez parce que la BD, ce n’est pas très sérieux », confie pour sa part Antoine Angé, alias Kokopello, qui a parcouru des mois durant les travées du Palais Bourbon. « Mais ensuite, ce côté soi-disant naïf ou inoffensif de la BD devenait un avantage, ils se lâchaient beaucoup plus que devant des journalistes. » Même constat pour Mathieu Sapin, pionnier du genre: « De temps en temps, dans des réunions, des apartés, ils oubliaient presque ma présence, j’étais parfois obligé de leur rappeler que j’étais là et que tout ce qu’ils disaient pouvait être retenu contre eux! »
L’un comme l’autre n’ont en tout cas jamais été censurés: « On ne me l’a jamais demandé, et je n’ai jamais eu besoin de m’autocensurer non plus », assure Kokopello. « Tout était basé sur une relation de confiance, dans laquelle je demandais une totale liberté et je garantissais a contrario de faire un portrait le plus réel et le plus juste de ce à quoi j’assistais. » « Ni censure ni autocensure », confirme Mathieu Sapin, « Je changeais parfois, de mon initiative, certains noms ou visages, et je ne donnais à lire que les pages qui pouvaient paraître sensibles – dans Le Château, j’étais très factuel. La seule chose qu’ils m’ont demandée d’enlever, c’était la localisation du bunker atomique du président, qui était un peu trop précise, mais toujours top secrète. »
Comédie du pouvoir
Dès 2012 avec Campagne présidentielle, Mathieu Sapin a véritablement donné le « la » de ces bandes dessinées qui s’invitent dans les coulisses du pouvoir grâce à un dessin « inoffensif », quasi humoristique mais justement impitoyable quand il s’agit de raconter en une image la comédie du pouvoir ou l’indécrottable monarchisme de la République française – ainsi la cour de prétendants entourant Emmanuel Macron lors de son fameux débat télévisuel avec Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2017, image dans laquelle Mathieu Sapin pointe tous ses futurs ministres. Une cour qui rappelle évidemment celle des rois, et un parallèle qui hante littéralement sa Comédie française, puisqu’il y mène deux récits qui se répondent: son propre reportage dans les pas de Macron, de son ascension fulgurante à ses premiers mois de présidence, et le destin de Racine, grand dramaturge du XVIIe siècle qui abandonna la fiction pour devenir biographe de Louis XIV. Un questionnement plein d’anachronismes amusants, mais aussi profond sur le pouvoir, sa force d’attraction et les artistes qui, comme lui, décident de s’y intéresser. « J’avais envie d’explorer cette fascination, mais aussi de passer à autre chose en bouclant la boucle après Le Château, je voulais voir la fin du règne de Hollande, sans forcément faire un album… Mais j’ai croisé Macron que je connaissais pas, et qui m’a fait son numéro de charme: il avait lu mon Depardieu (NDLR: autre BD-reportage de Mathieu Sapin aux côtés de la star, autre lieu de pouvoir à lui tout seul! ), et voulait absolument que je les mette en contact. L’Elysée, c’est un lieu qu’on ne quitte pas facilement, qui provoque une véritable addiction, même si le lieu en lui-même est devenu très relatif, raison pour laquelle j’ai plutôt mis l’avion présidentiel en couverture. Aujourd’hui, le pouvoir est dématérialisé. Le lieu de pouvoir, ça peut être n’importe où avec un téléphone. »
L’addiction de ces auteurs de BD aux arcanes du pouvoir n’est en tout cas pas encore soignée: si Kokopello a déjà décidé de tenter la même incursion au Sénat, Mathieu Sapin use désormais de ses presque dix ans dans les coulisses présidentielles pour alimenter ses fictions, d’abord en BD avec Le Ministère secret, qu’il vient d’entamer chez Dupuis avec Joan Sfar, mais aussi au cinéma: trois ans après Le Poulain où il mettait en scène une stagiaire qui intégrait la campagne d’un candidat à la présidentielle, Mathieu Sapin s’apprête à tourner Fake news – à nouveau sur les coulisses du pouvoir, sans doute plus vraies que nature.
(1) Comédie française. Voyages dans l’antichambre du pouvoir, par Mathieu Sapin, Dargaud, 168 p.
(2) Palais Bourbon. Les coulisses de l’Assemblée nationale, par Kokopello, Dargaud/Seuil, 134 p.
Derrière les ors de la République, les auteurs de bédé contemporains fouillent aussi le coeur des mouvements sociaux ou les coulisses du quatrième pouvoir en France.
Nantes, Paris, Saint-Nazaire, puis Nantes ou Paris encore… Pendant des mois, Cyril Pedrosa et Loïc Sécheresse furent de tous les combats et de toutes les manifs françaises, avec pour seule arme leur crayon: manifs climat ou contre la réforme des retraites, actions féministes, défilés de gilets jaunes… Mus par l’envie de raconter à hauteur de manifestants cette France qui a beaucoup grogné et s’est beaucoup mobilisée avant d’être cloîtrée chez elle pour cause de coronavirus, les deux auteurs et amis se sont plongés comme rarement dans la réalité de ces mouvements sociaux. A coups de croquis, de dessins sur le vif ou d’instantanés de la lutte, les deux auteurs désormais engagés racontent les combats individuels et les utopies collectives, mais aussi les violences policières, la répression institutionnelle et les mensonges d’Etat auxquels ils ont été confrontés. Des Carnets de manifs (1) qui ont choisi leur camp, mais servis par la colère et l’énorme talent de leurs auteurs-citoyens.
Inside Radio France
Plus léger mais pas moins intéressant, et dans une démarche qui rappelle à nouveau celle de Mathieu Sapin, le scénariste et dessinateur Charlie Zanello a passé, lui, un an dans les travées de la Maison de la radio, symbole du quatrième pouvoir en France et haut lieu du contre-pouvoir: un bâtiment reconnaissable entre tous avec sa circonférence de 700 mètres, mais aussi ses 4.500 employés, ses 1.000 bureaux, ses 63 studios d’enregistrement et son orchestre national. Un monument dont l’auteur décortique avec humour mais précision le fonctionnement et les relations humaines, sociales ou politiques. Un contre-pouvoir qui se dévoile, mais justement mis à mal au moment où Charlie Zanello y traînait pour le croquer: pendant plus de deux mois, une grève sans précédent va paralyser Radio France, mettant en avant les rapports de force et les menaces qui planent sur l’information de service public, alors sous la menace d’une réduction drastique de sa masse salariale. Donnant à entendre ou à voir les états d’âme des techniciens grévistes, des cadres mal pris et des politiques pas très discrets qui en passent la porte, Charlie Zanello raconte mieux que beaucoup de reportages la fragilité et l’importance de cette Maison ronde (2) très symbolique.
- (1) Carnets de manifs. Portrait d’une France en marche, par Cyril Pedrosa et Loïc Sécheresse, coédition Seuil/Sous-Sol, 208 p.
- (2) Maison ronde. Radio France de fond en comble, par Charlie Zanello, Dargaud, 200 p.
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