BD aux enchères: un marché pied au plancher
Le géant américain des ventes aux enchères BD vient de se lancer sur le marché européen. Un premier test de taille qui en dit long sur l’évolution du marché de l’art dessiné: fulgurante, mais pas miraculeuse.
Pour les amateurs de bande dessinée et collectionneurs de planches originales, il y en avait pour tous les goûts et (presque) toutes les bourses, le 2 juin à Dallas, au Texas, mais aussi aux Pays-Bas, et en fait dans le monde entier via le système de ventes aux enchères très performant, à la fois in situ et en ligne, de l’américain Heritage Auctions : le numéro 1 mondial des ventes aux enchères de BD proposait en effet près de 300 pièces à la vente. Comme d’habitude, ce spécialiste des collective arts – en opposition toute anglo-saxonne aux Fine Arts – mettait en vente des originaux de Schultz, Carl Barks ou Will Eisner, des dessins d’animation Disney ou une sélection de comic books historiques et en parfait état. Mais, pour la première fois, il proposait aussi une sélection baptisée « European Comic Art », soit des dessins et planches originales des plus fameux représentants des écoles franco-belges et européennes: Schuiten, Moebius, Jijé, Mézières, Bilal, Blutch, Druillet, Cosey, Manara, Hugo Pratt… Avec, comme cerise sur le gâteau, et incontournable clé pour passer la porte de ce nouveau marché américain et mondial : une planche originale à l’encre de chine de Tintin avec, fait rare, sa planche crayonnée, issues de l’album Coke en stock et réalisées en 1957 par Hergé.
Incontournable clé pour passer la porte de ce nouveau marché : une planche originale de Tintin
« Sans Hergé, nous n’entrez pas dans ce jeu-là », nous résumait quelques jours avant la vente Eric Verhoest, patron de la galerie Champaka dédiée, au Sablon, à Bruxelles, « aux arts dessinés », et l’un des deux spécialistes européens, avec le Parisien Bernard Mahé, recrutés par Heritage pour organiser cette première vente: « Nous avons mis en branle nos réseaux, contacté des collectionneurs, des auteurs ou des ayants droit qui souhaitaient peut-être vendre des pièces, nous estimons et authentifions une partie des oeuvres et nous accueillons, Bernard et moi, chacun pendant deux jours, dans nos galeries respectives, les pièces qui seront mises à la vente. » De fait, ce jour-là, sur les murs de sa galerie, se côtoient comme rarement des dessins de Herriman, de Chaland ou de Chris Ware, entourant le saint Graal, ce (double) original de Hergé qu’Heritage estimait pouvoir vendre entre 600.000 et 800.000 euros. Elle a finalement été acquise bien en deçà des estimations, à 364.000 euros exactement, et par un… Bruxellois qui souhaite rester anonyme
Le pari de Heritage pour cette première vente réellement internationale était double: « Attirer les clients européens vers ses ventes aux enchères et son réseau de vendeurs et de collectionneurs, et présenter les oeuvres franco-belges au marché américain, capable de dépenser des fortunes dans les collective arts locaux (NDLR: une couverture de Frank Frazetta ou des comics historiques comme le premier « Action Comics » de 1938 ont récemment dépassé le million de dollars) mais encore relativement absent autour de la bande dessinée européenne, à quelques exceptions près, que l’on parle d’oeuvres historiques ou d’auteurs contemporains. » Au lendemain de l’événement, où aucune cote n’a explosé mais où la majorité des pièces ont trouvé acquéreur, on peut estimer que le pari de Heritage est donc à moitié réussi. Et qu’il marque en tout cas un moment important sur le marché du comic art, en expansion continue depuis maintenant près de dix ans. Un marché dont une poignée de stars affolent régulièrement les compteurs, mais dont la masse des contemporains ont bien du mal à s’y distinguer.
Versatilité du marché
S’il existe depuis longtemps des galeries et marchands qui se vouent exclusivement aux planches originales de bande dessinée, comme Champaka ou Huberty-Breyne (ex-Petits Papiers) rien qu’à Bruxelles, ce n’est que récemment que les salles prestigieuses et classiques ont commencé à jouer sur ce marché : Artcurial s’est lancée en 2005 – et détient toujours le record mondial pour la BD, avec la double page de garde des albums de Tintin, partie en 2014 pour 2,65 millions d’euros – Sotheby’s en 2012 et Christie’s en 2014, s’adossant à chaque fois aux expertises des spécialistes susdits. « J’ai déjà participé à quatre ventes chez Sotheby’s, enchaîne Eric Verhoest, et il est évident que les auteurs historiques ont désormais toute leur place sur le marché de l’art, par leur âge, leur importance historique, leurs qualités mais aussi leur rareté: Hergé et Tintin atteignent des cotes record aussi parce que les originaux en circulation sont extrêmement rares. Pareil pour Franquin, Morris, Peyo… Les amateurs se les arrachent. C’est un marché de l’offre. »
La paupérisation des auteurs de bande dessinée les pousse à se défaire de leurs originaux
Et si les pionniers de la ligne claire et le quatuor de « l’école de Marcinelle » tiennent, de très loin, le haut du pavé et du marteau, avec d’autres figures comme Uderzo, Pratt, Moebius ou Manara, la cotation, ou le ranking chez Heritage, reste encore une science très instable et versatile. Une versatilité qui empêche encore le neuvième art de se faire la place qu’il mériterait, aussi, auprès des acteurs publics, et qui s’explique en partie par l’odeur parfois sulfureuse qu’exhalent certaines planches: on a ainsi beaucoup glosé cette année sur l’origine douteuse de dizaines d’originaux de Edgard P. Jacobs et de ses « Blake et Mortimer » dont plusieurs ayants droit se disent propriétaires – ou volés. Et la vente, le 5 mai dernier, par Artcurial, d’une planche d’Astro Boy par Osamu Tezuka à 269 400 euros, n’en finit plus de faire des remous: plusieurs spécialistes du mangaka remettent publiquement en cause son authenticité.
Cette versatilité du marché, certes en plein expansion, concerne encore plus particulièrement les auteurs toujours en activité et qui sont, eux, pour la plupart, encore largement ignorés par les salles et ventes mondiale. Sauf à travailler, depuis longtemps, ce secteur particulier de la bande dessinée et de l’illustration basé sur le dessin original et exclusif : Bilal atteint ainsi des montants qui laissent perplexes plus d’un amateur, pendant que des Ever Meulen, Loustal, Juillard, Gibrat ou Ana Mirallès, en consacrant quasiment plus de temps aux galeries d’art qu’à leurs albums, font partie des rares happy few à atteindre des ventes à 5 voire 6 chiffres. Les autres se pressent désormais dans les « petites » galeries d’expo-vente qui apparaissent – et parfois disparaissent – à une vitesse impressionnante, telle la Comic Art Factory qui vient d’ouvrir à Bruxelles après quelques années de vente en ligne. Ici, on fonctionne encore au coup de coeur, aux auteurs de niche ou en devenir, et aux petits prix, avec des pièces qui dépassent rarement les 1.000 euros (et sur lesquelles la galerie prend 40% de commission). « Les cotes dépendent de beaucoup de facteurs, précise son propriétaire Frédéric Lorge. Si votre série est au sommet au moment de la vente, si le prix demandé se base sur une répétition de ventes précédentes, si vous n’en proposez pas cent d’un seul coup… Et puis, il y a les achats coups de coeur, émotionnels. C’est un équilibre délicat, d’autant plus que les auteurs ont de plus en plus besoin d’un complément financier. » La paupérisation galopante des auteurs de bande dessinée les pousse en effet, plus qu’avant, à se défaire de leurs originaux. Provoquant une montée de l’offre, qui n’attend plus que la demande.
Le clou de la vente European Comic Art du géant américain Heritage Auctions qui s’est tenue le 2 juin était donc une planche de Tintin réalisée en 1957, vendue avec son crayonné. Demi-déception: un anonyme bruxellois se l’est offerte pour 422.000 dollars ou 364.000 euros, soit à la moitié de son estimation, affichée entre 600.000 et 800.000 euros. D’autres pièces parmi les plus prestigieuses et coûteuses n’ont pas trouvé acquéreur: deux illustrations de Hergé et Tintin estimées respectivement à 25.000 et 45.000 euros, une couverture de Mézières et de Valérian estimée à 25.000 euros ou encore une couverture de Peyo et des Schtroumpfs réalisée pour Spirou en 1966, que Heritage et son propriétaire espéraient vendre à, au moins, 40.000 euros. D’autres, par contre, n’ont pas déçu comme Hugo Pratt, avec une planche de Corto de 1978 adjugée à 62.500 dollars, ou Moebius avec une planche de L’Incal noir achetée à 21.250 dollars – toutes les deux au-dessus de leur estimation. De là à penser que les acheteurs américains sont encore frileux avant de se ruiner sur les figures historiques ou les pièces les plus chères, il n’y a qu’un pas qui attendra la prochaine vente Heritage avant d’être franchi: peut-être sont-ils aussi simplement exigeants; la fameuse planche de Tintin, éloignée de ses débuts et sans facture graphique particulière, était sans doute surestimée.
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