Critique | Livres

« Babysitter »: Joyce Carol Oates au chevet de l’Amérique

4,5 / 5
© Dustin Cohen

Joyce Carol Oates, Éditions Philippe Rey

Babysitter

608 pages

4,5 / 5
© National
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Joyce Carol Oates à son meilleur dans ce tableau cru et glaçant de l’Amérique blanche des années 70.

La doyenne des lettres américaines -elle est née en 1938- vient encore de frapper fort. Son Babysitter est un grand roman noir sur la psyché américaine, à classer entre Le Dahlia noir de James Ellroy et le Mystic River de Dennis Lehane. En 600 pages fiévreuses, Joyce Carol Oates y tire le portrait amer d’une femme “ordinaire” de la bourgeoisie blanche des années 70. En apparence, Hannah, 39 ans, coche toutes les cases de son milieu social: mari dans les affaires, deux enfants sages, une nounou philippine, pas de travail mais un rôle actif dans diverses associations de mécénat culturel. “Elle s’est définie: épouse, mère. Elle est protégée, nourrie. Elle a cessé de se demander comment et pourquoi elle est qui elle est.

Sauf que derrière cette façade lisse et élégante se cache une autre Hannah, rongée par l’ennui, par l’effritement de la passion dans son couple et par les réminiscences douloureuses d’une enfance à la merci d’un père abuseur. Des traumas et des névroses qui ne demandent qu’à s’embraser. L’étincelle viendra d’un homme mystérieux et “enchanté de lui-même” rencontré lors d’une soirée mondaine. Tant pis pour la morale et le risque de tout perdre, l’appel de la chair, de la vie et du désir est trop fort. Surtout qu’à cette époque, patriarcat oblige, le désir est un moteur de l’identité féminine. “Si une femme n’est pas désirée, elle n’existe pas. Aide-moi à exister”, implore-t-elle intérieurement comme un mantra.

Très vite cependant, l’amant fantasmé révèle sa véritable nature lors d’un de leurs rendez-vous secrets dans une chambre perchée au sommet de l’hôtel le plus moderne de Détroit. Oublié le romantisme, place à l’emprise, à la violence, à la brutalité, ingrédients de l’une des scènes les plus éprouvantes qu’on ait pu lire depuis longtemps.

Menaces sur la ville

Pour ajouter encore au trouble, JCO inscrit ce drame intime dans un contexte géographique et historique électrique. Le sort de Motor City, où l’autrice de Blonde a vécu, rappelle la malédiction et les ratés du rêve américain: prospérité, déclin, déliquescence et racisme endémique. Les émeutes raciales qui ont ravagé le centre-ville dix ans plus tôt sont encore dans tous les esprits.

Un climat oppressant règne donc sur Détroit en cette année 1977. D’autant qu’au même moment, un tueur d’enfants surnommé Babysitter terrorise les banlieues wasp. Cette menace diffuse -inspirée de faits réels- donne à cette radioscopie haletante une dimension paranoïaque palpable. À travers son personnage, sa complexité, ses contradictions, la “machine à écrire” -Joyce Carol Oates a plus de 100 livres à son actif- dénude les fils d’une mythologie frelatée, mettant à nu un système qui ferme les yeux sur sa part la plus monstrueuse, incarnée ici par un réseau pédophile implanté au cœur d’un pensionnat catholique.

Un thriller sombre et vénéneux qui remue les tripes. Grâce notamment à ce débit haché et obsessionnel qui est sa marque de fabrique. Le Mal absolu se dévoile comme rarement dans les phares de cette prose percutante qui épouse souvent la concision et l’urgence du style télégraphique. Que cette autrice surdouée et tout-terrain n’ait pas encore reçu le prix Nobel de littérature demeure un mystère…

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