Actrice, par Laure Rulmont

Les 12 meilleurs candidats du concours de nouvelles sur le thème du Mur organisé par Le Vif et Focus ont été conviés à un atelier animé par Simon Johannin, lors de la dernière Foire du livre.

Je me suis perdue dans les rues d’Amsterdam, ce jour-là. J’ai marché longtemps et je me suis assise à une table en terrasse d’un petit café. Une légère brise faisait voler les quelques feuilles qui tapissaient le sol, délicatement.

Je me suis assise face au monde et j’ai soupiré: je me sentais horriblement lourde et lasse. C’était pourtant un soir de novembre comme les autres. Un peu froid, animé et sombre. Très sombre. Le serveur est venu prendre ma commande.

– Vous avez déjà choisi, madame?

– Heuuu… Oui… Je prendrai un jus de pomme s’il-vous-plait, sans glaçons.

– Je vous apporte ça tout de suite! me répondit-il en néerlandais, avec un grand sourire

– Merci!

Je me suis replongée dans mes pensées. Mon esprit était en effusion, je ne cessais de penser à mille et une choses différentes. Le garçon m’a apporté mon jus de pomme, sans glaçons, et j’ai remis mon écharpe. Cela faisait bizarre de croiser autant de têtes inconnues. Moi qui était habituée à ma petite ville namuroise, bien calme les soirs de semaines. Là, des dizaines de touristes arpentaient les rues et les coffee shops. C’était paradoxal, mais je me sentais seule. Je me sentais seule dans cette foule Pleine de monde. J’avais l’impression d’être spectatrice d’une scène, de ne pas en faire partie. J’étais pourtant venue jusqu’ici pour me dépayser, voir d’autres visages. Pour me retrouver, aussi. Se perdre pour mieux se retrouver. Je m’étais dit que cette logique s’appliquerait également à moi, que si je me perdais dans des lieux inconnus, tout ce qui m’était propre me reviendrait. Que tout ce qui faisait que j’étais moi réapparaitrait. Jusqu’à présent c’était plutôt raté.

Sur le moment, je repensai à un article que j’avais lu. Il parlait d’un couple qui avait voulu immortaliser les étapes de sa rupture. J’avais trouvé ça décalé, nouveau et passionnant. Un photographe et une femme, l’un préférant capturer l’instant, l’autre voulant vivre le moment sans réfléchir davantage. Un spectateur, une actrice. Je m’étais toujours sentie tiraillée entre deux, entre vouloir être celle qui reproduit le moment comme elle le vit, souhaitant faire ressortir toutes les émotions que l’on puisse ressentir pour les garder et les rejouer éternellement. Et puis entre vivre les quelques secondes d’un instant éphémère, pour n’avoir aucun regret et le consommer intensément. Je n’avais jamais su choisir. Je m’étais toujours sentie photographe ou actrice. Il m’arrivait même de penser qu’on pouvait être les deux en même temps. Ce texte n’avait pas juste été une réflexion sur cette dualité, il m’avait questionnée sur tout ce qu’était ma vie. Sur l’amour, bien-sûr, mais bien plus encore. Je trouvais ça à la fois magique et effrayant que l’on puisse capturer quelque chose qui, à l’instant même où la photo était prise, s’enfuyait en courant. Saisir les bons, mais aussi les mauvais moments. Le fait que ces personnes aient choisi de mettre en lumière un déchirement, une séparation, ça m’avait bouleversé. On oublie trop souvent que nous sommes la somme de ces moments, qu’ils aient été joyeux ou tristes. Et que ces instants, parfois, ils se cassent en courant et ils ne reviennent pas. Ils restent accrochés à des bouts de nous qui ne nous appartiennent plus. Des bouts de nous que l’on a oublié ailleurs, dans une pièce, sur une joue, dans un cri. Et, quelque fois, je me demandais si ces instants avaient réellement existé, s’ils étaient réels, si je ne les avais pas seulement rêvés. S’ils restaient échoués sur ce bord de plage et qu’ils y vivaient, s’ils résonnaient encore dans les rires, s’ils demeuraient dans les larmes salées qui mordent mes joues. Et je voulais qu’on me le dise, qu’on me les ramène. Que l’on me prouve que quelque part, ils sont là. Qu’ils étaient là.

Le vent me sortit de mes pensées. Mon jus était presque terminé mais il faisait un peu trop froid pour rester dehors. A cet instant précis, j’aurais voulu pouvoir arrêter de penser durant quelques secondes. C’était fatiguant, éprouvant, et ma gorge était tellement nouée qu’elle me faisait mal. Je me demandais pourquoi je voulais sans cesse remettre tout, moi y compris, en question. Je me sentais comme ces anciens poètes de spleen, arrachée au monde, pire encore, de moi-même. J’avais envie de vomir toute cette boule d’émotion pour qu’elle disparaisse à jamais. Que tout soit enfin terminé.

Je décidai de rentrer à l’intérieur. Ce bar était magnifique. Des lampes de toutes les couleurs et de toutes tailles pleuvaient du plafond. Je m’installai à une table, cette fois-ci face au mur. Sur cette façade trônaient des centaines de photos, de cartes. Des centaines de souvenirs et d’objets inutiles. J’avais toujours vu ces surfaces comme des peintures, chacun de nous possédant des parcelles de murs que l’on s’éprend à décorer, à remplir.

Il m’arrivait de vouloir les apprendre par coeur, tout simplement parce qu’il advenait un moment où je ne les voyais plus. Ces petits bouts de nous et de quelques personnes, accrochées, exposées au monde. Je ne savais pas vraiment pourquoi je faisais ça, pourquoi je voulais tant me souvenir de leur emplacement, de leur taille, de leur couleur. Parfois, c’était tout ce qu’il me restait d’un endroit : la réminiscence de quelques photos punaisées vulgairement sur un mur.

Émergeant de mes pensées à nouveau, je décidai de commander un deuxième verre de jus et d’observer les gens qui m’entouraient. Je pense qu’en cet instant, j’aurais voulu être actrice. J’aurais voulu être cette femme qui essuyait délicatement la bouche entourée de chocolat de son enfant, ou cet homme qui dévorait son mari des yeux. Ou encore être ce serveur, fraichement engagé, qui se peinait à prouver au patron qu’il avait sa place. J’aurais voulu être actrice, être le personnage principal de futures photos punaisées au mur. Parce que, seule, j’avais beau me créer ce souvenir, il me semblait triste. Mon deuxième verre de jus me fut servi, je soupirai.

C’est à cet instant précis que je l’ai vu. Il écrivait des mots sur un petit cahier. Quelques fois il relevait lentement la tête et regardait au loin, l’air perdu. Et puis, il a reçu un appel et son visage s’est déformé. J’ai vu son coeur déborder de ses yeux. Il n’a pas dit un mot. Il a repris son bic dans sa main, a délicatement barré tout ce qu’il venait d’écrire, a essuyé de sa manche ses joues noyées de larmes et s’est relevé. Il a tapé son poing violement dans le mur, puis est parti sans rien dire, le regard éteint et mon coeur en suspens. Le patron s’est empressé d’aller ramasser les deux cadres qui étaient tombés à cause du choc et son visage était rouge de colère. Un coup était apparent et le papier peint s’était légèrement fissuré. C’est tout ce qu’il resterait de cette scène.

Alors, tout le monde a repris ses activités. J’ai réussi à lire sur les lèvres de certains l’interrogation, mais les autres continuaient à rire comme si de rien n’était. Et c’était normal, après tout. Pourquoi fallait-il encore que je serve d’éponge à émotion, que je me remplisse de cet événement? J’aurais préféré être vide, ça commençait à déborder.

J’ai terminé mon deuxième jus et je me suis levée. L’instant d’avant venait de s’enfuir. Les yeux verts du garçon, la panique du patron. Il n’en resterait qu’une trace indélébile sur un mur.

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