Les cinq leçons à retenir du Festival de Cannes 2023

The Old Oak de Ken Loach © National
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le 76e festival de Cannes a témoigné de la vitalité artistique du 7e art qui n’en finit pas de se réinventer tout en questionnant le monde dans un élan où se rejoignent l’intime et le politique.

Les lampions de la fête éteints depuis une dizaine de jours, que convient-il de retenir du festival de Cannes, qui s’est refermé sur le sacre d’Anatomie d’une chute de Justine Triet, et le discours farouchement engagé de la réalisatrice au moment de recevoir la Palme d’or? Retour sur quelques-uns des enseignements majeurs de cette 76e édition.

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Leçon n°1: un féminisation en marche

Certes, la parité est encore éloignée. Reste que la féminisation du cinéma est en marche. En attestent la nomination d’Iris Knobloch à la présidence du festival, mais aussi, plus fondamentalement, la présence de sept réalisatrices -un record- en compétition, et de nombreuses autres dans les diverses sections parallèles. Avec à la clé, une troisième femme lauréate de la Palme d’or. C’est fort peu eu égard à la longue histoire de la manifestation, mais c’est néanmoins tout à fait significatif si l’on considère que Justine Triet est récompensée deux ans à peine après Julia Ducournau. Signe des temps encore et d’une évolution sensible, le prix Un Certain Regard est allé à la Britannique Molly Manning Walker pour How to Have Sex, la Malaisienne Amanda Nell Eu remportant pour sa part le Grand Prix de la Semaine de la Critique pour Tiger Stripes.

Les Feuilles mortes d'Aki Kaurismäki
Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki © National

Leçon n°2: artistiquement, le cinéma se porte bien

Si l’avenir du cinéma s’écrit en pointillé, c’est peu dire que Cannes 2023 a impressionné par la qualité d’ensemble des films présentés, témoignage d’une vitalité exceptionnelle. Et cela, que l’on considère la rigueur formelle glaçante de The Zone of Interest, du Britannique Jonathan Glazer, réflexion sidérante sur la banalité du mal, ou les chemins de traverse empruntés par l’Italienne Alice Rohrwacher dans La chimera et sa quête de transcendance; que l’on se laisse porter par la mélancolie des Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki ou que l’on accompagne Wim Wenders dans sa poursuite zen de Perfect Days -il n’y a pas que le cinéma qui fasse de la résistance, les papys aussi, comme en attestent encore le Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese, ou The Old Oak de Ken Loach.

Leçon n° 3: un cinéma en mode réflexif

Si le 7e art semble se réinventer, c’est notamment parce que les cinéastes interrogent leur médium. En mode littéral (et ludique), comme Nanni Moretti dans Il sol dell’avvenire ou Michel Gondry dans Le Livre des solutions, qui confrontent des réalisateurs à la délicate équation de la finalisation d’un film; ou en mode sophistiqué, à l’instar de Todd Haynes dont le May December se révèle fascinant jeu de miroirs entre une actrice -Natalie Portman- et son modèle -Julianne Moore. D’autres vont chercher leur inspiration dans un bagage cinéphile dont ils s’emploient à élargir le spectre: c’est le Singapourien Anthony Chen qui relit Jules et Jim dans The Breaking Ice; Wim Wenders qui marche dans les pas d’Ozu pour Perfect Days; Aki Kaurismäki citant le final des Temps modernes dans Les Feuilles mortes; Hirokazu Kore-eda empruntant la structure de Monster au Rashômon de Kurosawa. D’autres encore se réapproprient des genres cinématographiques classiques pour en livrer des variations modernes. Katell Quillévéré, par exemple, qui redessine le mélodrame sirkien dans Le Temps d’aimer. Ou Sean Price Williams, qui s’engouffre dans les allées du road-movie pour arpenter l’envers du rêve d’une Amérique déboussolée. Et plus sûrement encore Justine Triet, qui s’affranchit des contraintes du film de procès dans Anatomie d’un couple pour l’emmener en terrain narratif particulièrement fécond, et se livrer à l’impitoyable dissection d’un couple.

The Breaking Ice d'Anthony Chen
The Breaking Ice d’Anthony Chen © National

Leçon n°4: au cœur de l’intime

Partant, la Palme d’or investit la sphère de l’intime, d’ailleurs omniprésente sur les écrans. Le couple se détruit dans la violence chez Triet; il implose sous les coups de la masculinité toxique chez Karim Aïnouz (Firebrand) ou Valérie Donzelli (L’Amour et les Forêts); il est inspirant chez Martin Provost (Bonnard, Pierre et Marthe) et Tran Anh Hung (La Passion de Dodin Bouffant); il tente de composer avec l’usure chez Monia Chokri (Simple comme Sylvain), ou réussit à se réinventer chez Katell Quillévéré; à moins qu’il ne soit le refuge des exclus, comme chez Kaurismäki. La famille est un autre point d’ancrage, confrontée à l’indicible chez Kaouther Ben Hania (Les Filles d’Olfa); installée dans une terrifiante routine chez Jonathan Glazer; chargée de secrets chez Catherine Corsini (Le Retour); chahutée chez Wes Anderson (Asteroid City). L’enfance complète le tableau, dont Hirokazu Kore-eda teinte l’ivresse de zones d’ombres, alors que Marie Amachoukeli en enregistre les premiers déchirements dans Ama Gloria. Et si Catherine Breillat met en scène la relation transgressive entre une mère et son beau-fils mineur dans L’Été dernier, Nuri Bilge Ceylan questionne pour sa part le comportement possiblement déplacé d’un prof à l’égard de certaines de ses élèves dans Les Herbes sèches.

Perfect Days de Wim Wenders
Perfect Days de Wim Wenders © National

Leçon n°5: des sujets sociétaux pris à bras-le-corps

Et le cinéma d’intégrer, dans la foulée, les débats agitant la société à ses zones d’intérêt: la tentation sectaire et l’endoctrinement, par exemple, présents aussi bien chez Kaouther Ben Hania que chez Jessica Hausner (Club Zero) qui y ajoute l’angoisse face à l’urgence environnementale, également présente chez Ramata-Toulaye Sy (Banel et Adama); le racisme s’envolant face à l’afflux de réfugiés, au cœur de The Old Oak, de Ken Loach; le racisme, encore, couplé aux violences policières, dans Le Procès Goldman, de Cédric Kahn; l’exploitation de la main-d’œuvre des entreprises textiles chinoises dans Jeunesse de Wang Bing, à laquelle répond la machine ultralibérale broyant les individus chez Kaurismäki ou les poussant vers les extrêmes chez Loach. À quoi certains ont le privilège d’opposer un refus, comme le héros discret de Perfect Days s’offrant le luxe suprême de faire vœu de simplicité, en marge du matérialisme triomphant, l’intime débordant, l’air de rien, sur le politique. Un mouvement auquel on associera Justine Triet, son film assortissant, comme ceux de Todd Haynes ou Cédric Kahn, la quête de la vérité d’un principe d’incertitude seyant parfaitement à l’époque. Cette époque dont son discours, extrêmement critique sur la réforme des retraites et sur la marchandisation de la culture, est venu rappeler que le cinéma était tout sauf déconnecté…

Rencontre avec Justine Triet, la lauréate de la Palme d’or

Justine Triet est née au cinéma il y a tout juste dix ans à Cannes, avec la sélection à l’ACID de La Bataille de Solférino, son premier long métrage. Depuis, le parcours de la réalisatrice est indissociable du festival, et a épousé la forme d’une irrésistible ascension l’ayant vue présenter Victoria en ouverture de la Semaine de la Critique en 2016, avant d’avoir les honneurs de la compétition trois ans plus tard avec Sibyl. Une compétition qu’elle retrouvait il y a quelques jours avec le résultat que l’on sait: la Palme d’or pour Anatomie d’une chute.

Son quatrième opus, la cinéaste explique en avoir eu l’inspiration peu avant la pandémie: “La ligne de départ, je l’ai trouvée une semaine avant le confinement. J’étais dans un café, et je me souviens du moment où j’ai compris ce que j’allais raconter. Mais après, j’ai eu des difficultés à démarrer vraiment dans l’écriture, j’avais trouvé la matrice, mais j’avais du mal à m’y mettre, je voulais travailler avec un scénariste.” Le confinement imposant de vivre “dans des boîtes”, Justine Triet écrira le scénario avec son compagnon, Arthur Harari, par ailleurs réalisateur d’Onoda.Il a fallu trouver le bon équilibre, parce qu’on ne voulait ni l’un ni l’autre coréaliser le film, même si on en a pensé l’entièreté ensemble. C’était un ping-pong permanent. Je suis vraiment intuitive, et je n’ai pas réalisé à quel point c’était une caricature d’écrire, l’homme et la femme, sur un couple.

S’il a l’apparence d’un film de procès, Anatomie d’une chute tord en effet les codes du genre pour opérer la dissection d’un couple -“le point de départ, c’était ça, opine la réalisatrice, raconter la chute d’un couple.” En l’occurrence, celui que forment un duo d’écrivains, le film gravitant autour du procès de Sandra, soupçonnée d’avoir assassiné son mari, retrouvé mort par leur fils malvoyant au pied de leur chalet des hauteurs de Grenoble. “Quand j’écris, j’ai souvent envie, pour mes personnages principaux, de faire jouer des femmes, poursuit la cinéaste. Et après, j’aime bien voir mes personnages malmenés. Là, j’y suis allée un peu plus fort que d’habitude, mais disons que ça correspond à un désir de peindre un personnage complexe et de rentrer dans son cerveau.

Pour interpréter cette femme, Justine Triet a fait appel à Sandra Hüller, l’actrice allemande qu’avait révélée Toni Erdmann et qui était déjà de Sibyl, pour qui elle a écrit le rôle. “C’était très spécial. J’étais obsédée par elle, j’entendais sa voix en écrivant, ça m’aide parce que je vois comment la personne va prolonger ma pensée. Sandra incarne quelque chose d’authentique. C’est compliqué à expliquer, mais elle joue avec son corps, comme si son esprit était dans son corps, c’est très étrange. J’avais du mal à imaginer quelqu’un qui pourrait amener tellement de complexité et de mystère sans jouer le mystère…” La voir évoluer à l’écran, c’est s’en convaincre, l’actrice n’étant pas étrangère à l’impression de force implacable émanant du film, un modèle d’intelligence attendu sur les écrans belges le 30 août prochain.

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