Critique | Scènes

Les brèves de déshumanité de Yana Ross au Théâtre National

3,3 / 5
© © Sabina Boesch
3,3 / 5

Titre - Brefs entretiens avec des hommes hideux. 22 types de solitude

Mise en scène - Yana Ross

Compagnie - Schauspielhaus de Zurich

Date - Du 13 au 15/04

Lieu - Théâtre national

Casting - Annamária Láng, Conny Dachs, Urs Peter Halter

Yana Ross adapte les Brefs entretiens avec des hommes hideux. 22 types de solitude de David Foster Wallace. Un spectacle sans barrière dont la metteuse en scène accentue la critique de la toxicité masculine.

Juin 2022. Biennale de théâtre de Venise. L’air est toujours chaud en cette fin de soirée. Nous sommes pourtant glacée. Interloquée. Nous sortons de la représentation de Brefs entretiens avec des hommes hideux. 22 types de solitude. Pierre Thys, le directeur du Théâtre National, qui a programmé la pièce chez nous en ce mois d’avril, s’enthousiasme: « C’est de l’émasculation en bonne et due forme. Le texte date de 1996, il n’a pas pris une ride.« 

L’actualité? La déshumanisation par le capitalisme, la masculinité toxique. Le texte? Celui du roman éponyme -en fait, un ensemble de nouvelles, repris quasi mot pour mot- de David Foster Wallace. La metteuse en scène? Yana Ross, origines revendiquées lettones et juives, artiste associée à la Schauspielhaus de Zurich, première femme à avoir mis en scène à la Volksbühne de Berlin, qui travaille sur les identités familiales, sociales, politiques et de genre et présente ici son adaptation féministe revendicatrice, iconoclasto-porno du roman. Tout en esthétique de moyens.

Sous des dehors très propres -grand pavillon californien blanc immaculé occupant toute la scène, costumes parfaitement coupés, mention spéciale aux «cow-boy-couleurs»- la pièce est en effet d’une beauté clinique d’où sourd la violence du propos. À l’entrée dans le spectacle, le public traverse ce décor, longeant une pièce où deux acteurs porno ont un rapport sexuel non feint. Tout au long du spectacle, ces deux-là occuperont la scène, acteurs comme les autres comédiens, et y interviendront explicitement. Cette façon d’aborder le texte était une évidence, pour Yana Ross, que nous rencontrons le lendemain. Elle arbore fièrement, sans doute à dessein, les couleurs de l’Ukraine sur sa tenue, pour l’entretien. C’est qu’elle est politique, Yana. Pas le genre d’artiste à privilégier la catharsis, qu’elle nous déclare par ailleurs détester: « Le théâtre bourgeois, facile, et commercial, ce n’est pas mon théâtre! Je veux que le public fasse son travail. Si il est gêné par le spectacle, il peut sortir dès le départ. Mais s’il veut jouer, il doit accepter les règles. Il doit penser activement. J’aime le théâtre qui réveille l’esprit. Un théâtre dont on sortirait en disant « Oh, c’était bien » ne m’intéresse pas. Je veux que mon théâtre soit inclus dans un cheminement intellectuel.« 

Le porno est dans les mots

Pas toujours facile parfois de suivre ces Brefs entretiens, le texte de Wallace, joué en allemand (c’est la première fois, à Venise, qu’il se donne face à un public non germanophone), est sous-titré dans son intégralité et sa densité: les sous-titres sont riches, bavards, précis. Le spectateur se trouve confronté à un dilemme: se concentrer sur le texte, ou suivre le jeu, absolument parfait des comédiens de la Schauspielhaus de Zurich. Des acteurs attentivement sélectionnés par la metteuse en scène: « Pour un tel spectacle, j’avais besoin d’une équipe artistique dans laquelle il y avait de la confiance« . Confiance, avant tout, pour traverser ce texte, dont Yana Ross est dingue: « Le pouvoir de Wallace vient de l’essence des mots. Le porno est dans les mots. C’est comme s’il écrivait avec ses liquides. Il dépeint la société par le prise du dysfonctionnement familial, notamment.  Ce qu’il dénonce est courageux, c’est terrifiant de mort, d’horreur, tout en étant très vulnérable.« 

Yanna Ross, metteuse en scène: « Je voulais mettre en évidence la possibilité de perdre notre capacité d’empathie, dans un monde capitaliste« . – © Lucie Jansch

Au final, au plateau, des scènes d’une violence sourde, des repas de tripes et de merde, de l’inceste, un très lacanien tricot vaginal, une fellation dans un jacuzzi, un cours de cunnilingus sur une pêche… Entre autres. Du trash esthétisé, qui met en évidence la pire des choses qui puisse arriver, selon Ross: notre déshumanisation. « Le capitalisme est une idéologie de déshumanisation. Le danger d’y exploiter l’autre pour des raisons économiques est grand. Je voulais mettre en évidence la possibilité de perdre notre capacité d’empathie, dans ce monde-là. Particulièrement en période post-Covid. C’est en ça que Wallace est intemporel pour moi. » Jusqu’à quel point la toxicité masculine peut-elle aller pour déshumaniser nos existences? C’est un des propos de la pièce, cow-boys en étendard masculiniste au centre, sexe à l’arrière, trash propret en avant. Yana Ross s’est dite « attirée, excitée et dégoûtée« , à la lecture de Wallace. En sortant de ces Brefs entretiens…, on serait plutôt dans le troisième camp, le sexe étant ici le révélateur d’une humanité désincarnée et effrayante. Âmes trop sensibles, s’encourir.

Brefs entretiens avec des hommes hideux. 22 types de solitude, de Yana Ross d’après David Foster Wallace du 13 au 15/04, au Théâtre National, Bruxelles. www.theatrenational.be

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