Laurent Raphaël
L’édito: Touche pas à mon Tintin
Le plus redoutable des adversaires de Tintin, ce n’est pas Hergé qui l’a inventé, il s’est invité tout seul dans la saga, ce qui témoigne déjà d’un redoutable pouvoir machiavélique… Son nom: Nick Rodwell.
Le succès d’une BD populaire tient d’abord à la personnalité de son méchant. Batman ne serait qu’un rentier oisif et dépressif sans le Joker, Superman qu’un ennuyeux gendre idéal sans Lex Luthor, et Harry Potter que la caricature du premier de classe sans Voldemort.
Si Tintin n’est pas un super-héros ordinaire (encore que, il évite quand même miraculeusement les balles et sort indemne de toutes les cascades), il a aussi dû composer avec des super-vilains mémorables: Rastapopoulos, Allan Thompson, le colonel Alvarez… Mais le plus redoutable de ses adversaires, ce n’est pas Hergé qui l’a inventé, il s’est invité tout seul dans la saga, ce qui témoigne déjà d’un redoutable pouvoir machiavélique… Son nom: Nick Rodwell. Depuis que le nouveau mari de la veuve du créateur a mis le grappin sur les droits du reporter à la houppette, la galaxie Moulinsart est devenue une forteresse imprenable. Celui qui a le malheur de croquer ses occupants sans permission s’expose à une réplique judiciaire immédiate et impitoyable. Pour préserver la pureté de Tintin et éviter de le livrer en pâture à tous les opportunistes plus ou moins bien intentionnés selon le discours officiel. Pour le sacraliser et le hisser sur le juteux et prestigieux marché de l’art selon les mauvaises langues.
Le plus redoutable des adversaires de Tintin, c’est Nick Rodwell.
Main de fer dans un gant de crin, le Britannique s’est taillé une réputation de gardien intraitable du mausolée. Un rôle ingrat pour lequel il faut avoir le cuir épais et ne pas chercher à se faire aimer. On l’imagine assez bien passant ses journées dans une salle de contrôle truffée d’écrans signalant en temps réel les usages abusifs de l’iconographie sacrée. Et à chaque transgression ou simple suspicion, pousser sur un gros bouton rouge déclenchant une sirène dans une salle du sous-sol où s’activent une armée d’avocats sapés comme M. Pump. Le problème avec les méchants, c’est que quand ils interviennent, on pense tout de suite que c’est avec de mauvaises intentions, en l’occurrence ici museler la liberté d’expression. Comme tout dernièrement quand Rodwell a mis en demeure le dessinateur Emmanuel Lepage de revoir sa copie, l’impétrant ayant eu l’audace de glisser une référence à l’univers de Tintin sur l’affiche célébrant les 30 ans du Centre belge de la bande dessinée. La réaction instinctive, c’est de s’offusquer, de crier à la censure. Tintin se croit-il supérieur à Blake et Mortimer, à Valérian, à Adèle Blanc-Sec? Et pourtant, à y regarder de plus près, l’illustration pose effectivement question. On y voit la fameuse fusée à damier filer au ras des vagues et se diriger tout droit vers la silhouette d’un navire qui s’éloigne. Une scénographie guerrière qui ne colle pas avec l’esprit naïf et enfantin de l’univers tintinesque. Mais pourquoi diable envoyer tout de suite l’infanterie et ne pas demander gentiment au dessinateur s’il ne peut pas… rectifier le tir?
Cette protection ultra rapprochée du plus populaire des héros de BD revient à confisquer de facto une icône du patrimoine culturel belge et mondial. Tintin appartient en droit à Moulinsart et à Casterman, c’est clair, mais il appartient aussi à tous ceux qui ont laissé entrer dans leur imaginaire l’infatigable redresseur de torts. À l’échelle de l’humanité, cet héritage immatériel compte autant que le droit d’auteur, et ce d’autant plus que ce sont les petits ruisseaux des influences éparses qui font les grandes rivières artistiques. Priver un artiste de la possibilité de citer et malaxer des références (on ne parle pas ici du plagiat bête et méchant), cela reviendrait à interdire NTM de sampler Chopin (That’s My People), ou à Picasso de lorgner l’art africain. À travers ces citations, emprunts, hommages, les oeuvres originales revivent, se régénèrent et transmettent leur patrimoine génétique.
C’est d’autant plus injuste qu’Hergé lui-même n’a pas été le dernier à puiser dans la musette d’autres artistes, sans s’en cacher d’ailleurs. Si les ayants droit de Buster Keaton, Michael Curtiz ou Fritz Lang (le livre Tintin, du cinéma à la BD de Bob Garcia, paru chez Desclée de Brouwer, recense toutes les citations) avaient été aussi tatillons que Rodwell l’est aujourd’hui, ils auraient pu demander à l’auteur des Bijoux de la Castafiore des comptes, et pourquoi pas l’empêcher de copier-coller des scènes intégrales dans ses planches. Heureusement qu’ils ne l’ont pas fait. Mais ça démontre l’absurdité de cette chasse aux sorcières. L’art est une matière vivante. Si Tintin est mis en quarantaine pour en faire une marque chic, il va s’assécher, se racornir, se fossiliser, et plus grave encore, perdre son âme d’enfant.
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