Laurent Raphaël
L’édito: Bastien Vivès et l’ordre moral
Faut-il jeter Bastien Vivès en pâture aux crocodiles? Certains en rêvent depuis qu’ils ont mis le nez dans le dernier album du prolifique dessinateur français, Petit Paul, sorti le 19 septembre dernier.
Classée X, cette version masculine et dévergondée de Martine à la campagne devait lancer en fanfare la nouvelle collection Porn’Pop dirigée par l’ex-actrice porno Céline Tran aux éditions Glénat. La fanfare fut bien au rendez-vous mais moins pour entonner un concert de louanges que pour sonner l’hallali. Dans ce récit enluminé par le trait épuré et faussement naïf de l’auteur, mais au scénario tournant à vide, un petit garçon particulièrement gâté par la nature devient, à l’insu de son plein gré, le jouet des pulsions sexuelles des femmes de son entourage. Comme dans Les Melons de la colère dont Petit Paul est une sorte de prolongement, Vivès laisse libre cours à ses fantasmes d’ado concupiscent. Protégé par l’immunité parodique de l’entreprise, il ne s’impose aucune limite, s’assied sur tous les tabous, à l’image de cette scène borderline où l’institutrice oblige le môme bien membré à céder à ses avances. Une liberté artistique et morale qui n’est pas du goût de tout le monde. Quelques jours seulement après la publication, une pétition circulait déjà pour interdire une oeuvre jugée pédopornographique. Jusqu’où cette polémique était-elle préméditée voire espérée, on ne sait pas, mais toujours est-il qu’elle a eu un effet accélérateur sur les ventes. Car, c’est bien connu, toute publicité est bonne à prendre…
On serait tentu0026#xE9; de du0026#xE9;fendre Vivu0026#xE8;s simplement pour ne pas u0026#xEA;tre complice du retour u0026#xE0; l’ordre moral qui empeste l’air en ce moment.
Cette affaire donne du fil à retordre. On aimerait se positionner clairement pour (la liberté d’expression sans condition, le droit à l’humour bête et méchant, etc.) ou contre (l’atteinte gratuite à l’innocence, le cynisme de la relativité morale, etc.), ce serait plus simple, plus binaire, plus « vendeur ». Mais on doit bien admettre que le curseur oscille entre ces deux pôles. Rappelons d’abord que Vivès n’en est pas à son coup (de rein) d’essai. Depuis qu’il s’est fait remarquer avec Le Goût du chlore en 2008, le trentenaire nous a habitués à déployer son univers graphique sur deux versants très différents: l’un classique, au plus près des sentiments, avec des titres phares comme Polina ou Une soeur; l’autre nettement plus pop, lorgnant la littérature de genre, que ce soit à travers la saga Lastman, ou avec ses incursions dans la BD érotique ou carrément de cul comme ici. De ce point de vue-là, on ne pourra pas taxer l’artiste d’opportunisme coquin. Il s’inscrit dans une longue lignée de dessinateurs, de Crepax à Zep en passant par Manara, s’aventurant régulièrement du côté érotique de la Force.
On serait aussi tenté de défendre Vivès, même pour cet album mineur encombré de ses obsessions sexuelles, simplement pour ne pas être complice du retour à l’ordre moral qui empeste l’air en ce moment, et avance d’autant mieux ses pions qu’il se niche parfois là où on l’attend le moins. Comme quand des associations LGBT tombent sur le râble du réalisateur de Girl parce qu’il n’a pas choisi un trans pour interpréter sa danseuse née dans le mauvais corps. Une position dogmatique qui sous-entendrait du coup qu’un trans ne pourrait incarner autre chose que son propre rôle à l’écran. Absurde.
La fenêtre libertaire s’est étrangement refermée. Un Hara-Kiri ne tiendrait pas deux numéros aujourd’hui sans se faire dézinguer de toutes parts. La revue du duo infernal Choron-Cavanna, comme Petit Paul, s’adresse pourtant à des adultes consentants. Que ceux que l’humour provocateur et l’esprit de dérision dérangent regardent ailleurs. Mais aujourd’hui, société horizontale oblige, tout le monde s’en mêle, donne son avis, condamne sur les réseaux sociaux sans même avoir pris la peine de voir de quoi il retourne. Avec, pour résultat, une raréfaction du second degré dans un paysage nivelé par le bas. Tout est désormais vu et décortiqué par le prisme étroit, étriqué et étouffant du premier degré.
La différence toutefois entre les pères fondateurs du politiquement incorrect et le par ailleurs talentueux Vivès, c’est que les premiers étaient animés par une urgence politique qui en faisait les symboles d’une cause plus grande qu’eux. Alors qu’ici, l’association entre un éditeur familial, une ex-star du porno et la moitié priapique du dessinateur le plus cool du moment sent un peu trop l’offensive éditoriale faussement subversive. Une sorte de version Instagram de la satire, pour le dire autrement.
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