De l’art ou du cochon?
La bande dessinée érotique voire porno s’offre un nouvel âge d’or qui n’est pas sans dérapages. Le Petit Paul de Bastien Vivès n’est pourtant que le gros zizi qui cache une forêt plus subtile.
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Pas de surprise: la fesse a la cote. Mais la fesse a évolué, surtout en bande dessinée franco-belge. Longtemps, et même si la représentation des corps est inscrite dans l’ADN de la BD, l’érotisme n’a trouvé que peu d’espace d’expression dans ce medium dédié pendant des décennies à la seule jeunesse, et donc étroitement surveillé. Il a fallu attendre l’essor de la bande dessinée adulte pour y voir naturellement apparaître des êtres bien en chair et des auteurs qui s’y consacrent: Aslan, Milo Manara ou Guido Crepax sont aujourd’hui célébrés, comme en témoignait encore il y a peu l’exposition consacrée à ce dernier par la galerie Champaka à Bruxelles.
Un goût pour des corps de plus en plus charnus qui a suivi l’évolution des moeurs et de la société: alors qu’une industrie de la BD réellement pornographique sortait dès les années 60 de la clandestinité et de l’illégalité pour devenir une niche toujours florissante aujourd’hui (via des périodiques comme BD-Adulte et des éditeurs comme Tabou), l’érotisme ou les personnages (très) sexués ont peu à peu envahi toutes les bandes dessinées, y compris « tout public » (de Natacha aux mangas, en passant par à peu près tout le catalogue Soleil, aussi riche en boobs qu’en heroic fantasy, et par plus ou moins toutes les planches de Dany). Ce, néanmoins avec une même constante: qu’elle se veuille érotique ou masturbatoire, la BD franco-belge continuait d’être faite par des hommes et lue essentiellement par des hommes, véhiculant des fantasmes et des représentations naviguant entre le machisme, la phallocratie et le masculinisme au minimum lourdingues. Or, si cette production-là n’a pas disparu et compte toujours un public fidèle et des rayons dédiés, le XXIe siècle est passé par là, avec le solide climax de ces derniers mois et années. Lectorat et métier se sont féminisés en même temps que l’Internet a banalisé et révolutionné l’accès à la pornographie, sortant l’érotisme et même le X et de leur ghetto et de leurs rails.
Des auteurs installés voire très grand public n’hésitent plus désormais à oser et assumer l’érotisme en BD, tels Zep avec Esmera ou Benoît Feroumont avec Gisèle et Béatrice (qui a offert là à Dupuis, en plus d’un succès, l’album le plus coquin de tout son catalogue). Mieux: les autrices sont désormais nombreuses à s’essayer de manière aussi décomplexée que féministe au genre, que ce soit Sandrine Saint-Marc avec Pour la peau ou Erika Moen avec Les Joies du sex-toy pour ne citer que deux sorties récentes -et sans y mettre l’étonnant Vagin Tonic de Lili Sohn paru chez Casterman, qui bien que présentant des foufounes dans quasiment toutes ses pages, n’a rien d’érotique et se veut surtout « un guide décontracté de l’anatomie féminine« , ce qui n’a rien à voir. Dupuis, Casterman…: tous les éditeurs mainstream offrent effectivement désormais un espace d’expression aux nus et aux récits qui y sont consacrés, que ce soit en one-shot ou via des collections dédiées comme Erotix chez Delcourt ou, née ce mois de septembre, la nouvelle collection Porn’ Pop de Glénat, qui veut « parler du sexe dans toute sa diversité sous le masque du divertissement, avec une même ligne: un propos engagé, libre et assumé« .
Porno culture
Pop, le porno? « Qu’on le veuille ou non, avec Internet et le contenu gratuit, le porno fait officiellement partie de notre société et est intégré à la vie de beaucoup, hommes comme femmes », nous a expliqué Céline Tran, la directrice de collection de Porn’Pop, que quelques lecteurs -oui oui- auront reconnue comme celle qui fut Katsuni, célèbre actrice porno. « En cela, il fait partie de la culture pop. Les marques Dorcel, Playboy, Hustler, même Jacquie et Michel sont connues de tous. Il ne s’agit plus d’un marché marginal et regardé avec honte. Après tout, on parle de plaisir! » Cette jeune retraitée du X assume en tout cas et son ancien métier et ses nouvelles fonctions: « Le but est d’apporter mon regard de femme et d’ancienne professionnelle de l’industrie du X. Mon rôle est de trouver de nouveaux projets et nous ne nous limitons pas. Il faut cependant aller au-delà du simple contenu masturbatoire et proposer un vrai regard, un axe. L’idée est aussi d’aborder tous types de sexualité. » Céline Tran est également convaincue « qu’on a beaucoup plus de liberté dans la BD »: « Hormis quelques rares films « arty », les films à caractère pornographique répondent aux critères d’un marché spécifique, propres à répondre à l’envie de se masturber et d’en tirer du plaisir. Dans une BD, on peut aller beaucoup plus loin et montrer des scènes de sexe sans les mêmes contraintes de budget ou de rentabilité, et sans le même questionnement moral. En BD, c’est le récit qui importe, et c’est une chance énorme. Petit Paul serait ainsi inadaptable au cinéma. C’est une oeuvre purement parodique, aux situations et personnages volontairement naïfs voire grotesques. Car dans notre imaginaire, tout peut prendre des proportions démesurées! » Dans l’imaginaire de Bastien Vivès, c’est en tout cas une certitude.
Vivès, schizo
C’est d’ailleurs lui qui ouvre cette collection Porn’Pop, avec Petit Paul, la suite des Melons de la colère paru en son temps dans la collection BD Cul des Requins Marteaux, la première à avoir fait rimer pornographie et auteurs chics. Un Vivès qu’il ne faudra surtout pas confondre avec celui du Chemisier, qui sort au même moment chez Casterman. Car le Docteur Jekyll et Mister Hyde de la BD branchée se révèle plus schizophrène que jamais en cette rentrée. Si dans Le Chemisier, il fait preuve d’un fol érotisme avec un album qui ne passe pas loin du chef-d’oeuvre – Le Chemisier est le récit de Séverine, étudiante fade qui se révèle à elle-même par la grâce d’un chemisier en soie, à l’ambiance inspirée par les idoles de cinéma de Vivès que sont Sautet, Pialat et Rohmer-, le même se révèle particulièrement provoc et salace dans Petit Paul, comme il l’avait été dans le bien-nommé La Décharge mentale un an plus tôt. Petit Paul prend pour héros un gamin de dix ans pourvu d’un sexe (vraiment) énorme et dont la plupart des personnages secondaires -sa soeur, ses profs, une vache et même des aliens- vont user et abuser. Une farce, mais qui n’a pas été comprise comme telle par tout le monde: à peine sorti, Petit Paul a fait l’objet d’une pétition demandant son interdiction pour pédopornographie. Les 2.000 signatures recueillies en quelques minutes (et la menace de plainte lancée par l’association internationale des victimes de l’inceste) ont aussitôt convaincu quelques grandes enseignes telle la française Gibert Joseph de retirer Petit Paul des comptoirs (mais pas des magasins, il suffit de le demander…).
Un couac pour le lancement d’une collection qui se veut fun, libérée et ouverte à toutes les sexualités? Glénat a en tout cas dû se fendre d’un communiqué: « Aussi obscène et provocatrice qu’on puisse la considérer, cette oeuvre de fiction n’a jamais pour vocation de dédramatiser, favoriser ou légitimer l’abus d’un mineur de quelque manière que ce soit« . Bastien Vivès, lui, pour une fois, se tait et laisse parler sa directrice: « En aucun cas ce n’est une oeuvre célébrant la pédophilie. Affirmer ça, c’est être hors-sujet. Cette polémique me semble bien plus malsaine que l’oeuvre en elle-même! » Céline Tran et Glénat auraient peut-être mieux fait de mettre en évidence d’autres titres de la collection, plus politiquement corrects en restant dans le créneau, tel Les Petites Faveurs qui paraîtra en janvier, dessiné et scénarisé par l’Américaine Colleen Coover, » féministe engagée et bisexuelle avouée« . Mais leur directeur marketing nous fait signe que non: la première édition de Petit Paul n’a mis que quelques jours pour être totalement épuisée, le retirage est déjà lancé. On vous le disait: la fesse a la cote.
Le Chemisier, de Bastien Vivès, éditions Casterman, 208 pages. ****
Petit Paul, de Bastien Vivès, éditions Glénat, 128 pages.**(*)
Polaris narre le parcours d’une femme, flic de jour et libertine la nuit dans un cercle privé très hot. Et pourtant, ce récit n’a (presque) rien de masturbatoire.
La BD mène à tout, y compris aux partouzes. Ainsi, qui aurait pu croire, il y a 17 ans, au moment où le duo entamait sa série tout mignonne Samedi & Dimanche chez Poisson Pilote (et qui ressort aujourd’hui en intégrale) que les mêmes seraient les auteurs d’un récit réaliste et parfois cru ne manquant pas de corps nus et en action? Or de fait, Fabien Vehlmann et Gwen de Bonneval sorten aujourd’hui avec Polaris un récit entre polar et érotisme qui explore « les contours troubles du désir, du consentement et de la transgression« . Soit l’histoire de Jeanne, flic le jour, libertine la nuit, qui va devoir enquêter sur un meurtre impliquant directement les membres (parfois turgescents) d’un cercle très fermé se faisant appeler Circé (comme Chambre d’Invention et de Règlementation de Chimères Érotiques) et pratiquant une sorte de OuSexPo librement inspiré de l’OuLiPo (« Ouvroir de littérature potentielle »): on y imagine puis incarne des jeux sexuels sous contraintes pour mieux, comme les auteurs de ce Polaris, réinventer l’art érotique. Un art qui se crée ici, tant dans le récit que sur les planches, plus dans la tête que dans le caleçon.
La forme et le fond
« On avait envie de retravailler ensemble, pas spécialement de réaliser un récit érotique« , nous a expliqué l’auteur et dessinateur Gwen de Bonneval, qui n’avait plus tenu un crayon depuis Les Derniers Jours d’un immortel, il y a huit ans déjà, aussi avec Fabien Vehlmann. « L’idée est venue en regardant nos notes respectives. Moi j’avais entre autres une idée liée à un rêve, dans lequel je croisais une amie de retour d’un club libertin comme si elle revenait du badminton. Et lui avait toute une série d’idées autour de l’érotisme qu’il avait besoin d’incarner. Ça s’est enclenché comme ça. » Les choses du sexe travaillent effectivement Vehlmann (ce qui ne l’empêche pas, aussi, de scénariser Spirou et Fantasio), comme il l’avait déjà montré avec L’Herbier sauvage, né avec l’expérience du périodique numérique Professeur Cyclope, et dans lequel il faisait illustrer par Chloé Cruchaudet des récits érotiques mais authentiques, collectés auprès de nombreux témoins anonymes. « Fabien mène une véritable thèse autour de l’érotisme et de la recherche de soi via la sexualité, confirme Gwen . La sexualité que l’on explore ici est très cérébrale, et il fallait donc trouver la manière qui va avec le fond. Jeanne est hyper libre et libertine, mais ce sont surtout des êtres complexes, que l’on voulait traiter comme des personnes, pas comme des personnages. On ne voulait donc aucune complaisance, y compris dans le dessin, et surtout pas d’une BD érotique à papa, vouée à la masturbation masculine. Mais il s’agit quand même de titiller les synapses et de montrer, comme dans le récit, que l’excitation passe aussi par la tête et la cérébralité. »
- Polaris ou la nuit de Circé, de Fabien Vehlmann et Gwen de Bonneval, éditions Delcourt, 166 pages. ***(*)
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