La BD, ce très recherché 9e Art
Longtemps méprisée par la recherche académique, la bande dessinée est aujourd’hui un objet d’études (presque) comme les autres. Un processus qui accompagne la légitimation et la valorisation de la BD, mais qui n’est pas sans écueil: l’université reste, entre autres, sous le joug du verbe.
L’année 2020 restera celle de l’apparition de la Covid, mais aussi, en France surtout, celle de la définitive légitimation de la bande dessinée en tant qu’art complet et unique. Entre une Année de la BD certes mal tombée mais qui fut voulue par le gouvernement français, une imposante exposition Uderzo au musée Maillol à Paris (à voir jusqu’à la fin octobre) et l’introduction de la bande dessinée au Collège de France, à travers un cycle de conférences assurées par Benoît Peeters, le 9e art semble enfin considéré comme tel. Une légitimation également en marche en Belgique avec des institutions à vocation muséale qui y sont totalement consacrées (le CBBD qui se veut « musée de la BD », le musée Hergé, le futur musée du Chat) et, partout en Europe, avec un marché de l’art qui fait désormais grand cas et grosses enchères autour des planches originales, et pas seulement des grands maîtres ou pionniers. Restait à ajouter la recherche aux institutions publiques et aux marchands d’art pour compléter cette Sainte Trinité de la reconnaissance.
Longtemps, l’intellectualisation de la BD s’est faite en marge des circuits académiques.
Or, jusqu’il y a peu, le monde académique restait frileux face à cette pratique artistique longtemps sous-évaluée dont l’interdisciplinarité (entre peinture et littérature, dessin et écrit), le côté industriel ou encore les bases « enfantines » et populaires semblaient la condamner au pire au mépris, au mieux à de la sous-culture pop qui ne méritait guère qu’on s’y arrête. L’historien Pierre Couperie tint certes un séminaire sur la bande dessinée à la Sorbonne dès la fin des années 1960, mais pour le reste, l’intellectualisation de la BD s’est faite surtout, et pendant longtemps, grâce à des clubs (et leurs fanzines) de bande dessinée, dans lesquels on comptait des nostalgiques, mais aussi des intellectuels et parfois des universitaires, d’Alain Resnais à Umberto Eco, mais toujours en marge des circuits académiques.
Il a fallu attendre le début des années 2000 pour que l’ULiège soit la première, en Belgique, à ajouter à ses programmes un vrai cursus axé sur la bande dessinée, intitulé pour cette rentrée 2021 « Questions spéciales d’histoire de l’art: la bande dessinée ». Un cours assuré par les chercheurs Frédéric Paques et Erwin Dejasse, également membres et fondateurs du groupe de recherche et groupe de contact FNRS Acme, qui fédère aujourd’hui des chercheurs et à peu près toutes les universités du pays autour du sujet de la BD.
L’impérialisme du verbal
« On a pu fonder l’Acme en 2008 (NDLR: référence à la fois à l’auteur Chris Ware mais aussi aux Looney Tunes et leur célèbre entreprise de fiction A Company that Makes Everything) car les années 1990 et 2000 ont vu la parution de plusieurs oeuvres prescriptrices comme Jimmy Corrigan de Chris Ware, L’Ascension du haut mal de David B. ou Persepolis de Marjane Satrapi, souligne Erwin Dejasse. Des oeuvres qui, soudain, comme Maus d’Art Spiegelman dix ans plus tôt, ont changé le regard et avaient tout pour elles: une vraie valeur artistique, de gros livres qui les rapprochaient des romans et de cette tarte à la crème de roman graphique, avec des sujets forts, inscrits dans l’actualité ou leur époque. Tout ça en parallèle à un travail de valorisation qui s’est largement fait en dehors des universités et qui se combine à un effet purement générationnel. Ceux qui sont aujourd’hui habilités à prendre des décisions sont des gens qui ont aussi connu le punk ou les débuts du magazine Métal hurlant ! »
Résultat: on trouve aujourd’hui de la bande dessinée à toutes les sauces, dans toutes les facultés et dans tous les mémoires, mais on compte aussi de plus en plus de thésards qui ont fait de la BD leur seul sujet de recherche – même si celui-ci peut être abordé par une infinité d’axes. « Cette interdisciplinarité est aux fondements de la bande dessinée », poursuit celui qui avait rédigé son mémoire sur Tardi, sa thèse sur Muñoz et Sampayo, son postdoc sur les rapports entre BD et art brut, et qui s’apprête à repartir à la complexe chasse aux subsides pour mener une vaste recherche sur la bande dessinée punk. « La recherche universitaire doit vraiment faire entendre sa voix dans les discours sur la bande dessinée », ajoute-t-il. D’où la création d’une collection Acme qui compte déjà sept volumes aux Presses universitaires de Liège, lesquels viennent s’ajouter à une « littérature sur la bande dessinée » (lire encadré) chaque jour plus massive. « Parce que le livre est le passage obligé des chercheurs, qui créditent ainsi leur doctorat », intervient Benoît Crucifix, chercheur et membre d’Acme, qui s’apprête à publier, en anglais, sa thèse sur « Le patrimoine de la BD américaine dans le roman graphique contemporain » et qui a rejoint l’UGent pour participer à une vaste recherche financée par l’Union européenne et axée sur l’enfance dans la bande dessinée européenne, « avec de multiples champs de recherche, ce qui donnera peut-être un ouvrage collectif en bout de chaîne ». Des livres qui tous sont publiés, de préférence, dans des presses universitaires, « dans lesquelles toute publication est soumise à la relecture d’au moins deux spécialistes du sujet. C’est la garantie que la publication est valable et proposée par des éditeurs académiques ou scientifiques ».
C’est la promesse, aussi, de livres souvent complexes à lire et, surtout, dépourvus d’une iconographie digne de ce nom, un comble pour des recherches axées sur l’image! Notre duo de chercheurs en BD en connaît, hélas, les raisons. « C’est un non-dit inconscient dans le milieu universitaire, mais il « faut » que ce soit un peu chiant, un peu rébarbatif, avec un niveau de langage un peu excluant et un aspect graphique, plastique, très peu présent, regrette l’un. Et quoi qu’on en dise, on reste dans une culture de l’écrit. Un impérialisme du verbal qui voit toujours l’image dans une fonction d’appoint. Mais ce manque d’éducation à l’image n’est pas propre à l’université. » « Il y a une sorte d’iconophobie latente qui s’ajoute à un côté pratique, enchaîne l’autre. Des images à imprimer, c’est plus cher, ça sort des canevas habituels et ça se rajoute à une question de droits, parfois compliqués à obtenir. Pour la parution de ma thèse, j’ai dû réduire l’iconographie à vingt-cinq images. Un vrai deuil à faire. »
1. Adaptation et bande dessinée
Par Jan Baetens, Les Impressions Nouvelles, 228 p.
Des essais accessibles, moins excluants, pourvus d’une vraie iconographie (même si, dans le cas présent, elle est exclusivement et un peu chichement en noir et blanc) et qui se passent du label « publication scientifique » pour atteindre son public de spécialistes ou d’amateurs éclairés: Les Impressions Nouvelles (et belges) tiennent une place à part dans le petit monde des essais sur la bande dessinée. Jan Baetens, l’un de ses fondateurs avec Benoît Peeters, par ailleurs professeur d’études culturelles à la KULeuven et poète, y publie régulièrement ses recherches, qui ne sont pas des thèses, comme ici sur le phénomène des adaptations littéraires en bande dessinée – pas si mauvaises qu’on le dit, exemples à l’appui.
2. Le Bouquin de la bande dessinée
Sous la direction de Thierry Groensteen, Robert Laffont, 854 p.
La bande dessinée a suscité ces dernières années une littérature critique de plus en plus abondante . Mais, nous explique les auteurs de cet imposant Bouquin, illustré (chichement) par Lewis Trondheim, « il manquait un ouvrage de grande synthèse pour faire le point sur toutes les notions relatives à ce mode d’expression qui, pour être populaire et enfin légitimé, reste quelquefois difficile à appréhender dans sa spécificité ». Dont acte avec ce dictionnaire thématique et esthétique qui, derrière une centaine de mots clés, a fait appel à plus de quarante contributeurs, critiques, spécialistes, historiens et universitaires dont, évidemment, des membres d’Acme. Un Bouquin qui s’adresse d’ailleurs essentiellement aux chercheurs et enseignants pour qui il souhaite devenir « un outil irremplaçable ». Et qui manquait sans doute.
3. Dragon Ball – Acme n°7
Par Bounthavy Suvilay, Presses universitaires de Liège, 379 p.
Agrégée de lettres modernes et docteure en littérature, l’autrice de ce Dragon Ball l’a sous-titré Une histoire française parce qu’elle y examine la manière dont les objets culturels étrangers, et l’univers de Dragon Ball en particulier, se sont adaptés au marché francophone, ou, au contraire, ont eux-mêmes été influencés dans leur création par ce nouveau marché. Un sujet passionnant, et une septième publication, déjà, de la collection Acme (après des ouvrages collectifs sur Spirou, L’Association, la bande dessinée dissidente, la mythologie des superhéros…), mais qui ne réconciliera pas spécialement le grand public et les fans du personnage Tortue Géniale avec les sciences académiques. Car si l’essai est pop, la langue est rêche et l’image… totalement absente de ce syllabus.
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