Les paraboles de Kendrick

© Kendrick Lamar, petit génie tourmenté du rap game.

Au-dessus du lot, le rappeur de Compton continue d’insuffler au hip-hop américain une densité inédite avec son nouvel album DAMN. Un grand disque parano.

Récemment, un webzine s’amusait à faire la comparaison entre le groupe Radiohead et Kendrick Lamar. L’exercice avait beau tenir de la blague, il n’était pas complètement vain. À bien y regarder, les points communs entre les deux parcours ne manquent pas. À commencer par l’impact et le prestige que chacun a réussi à établir. En 2017, avec son nouveau disque intitulé DAMN., Kendrick Lamar apparaît plus que jamais incontournable. Voire intouchable. Un artiste qui a réussi la combinaison, devenue assez rare, entre reconnaissance critique quasi unanime -Metacritic, site qui agrège les cotes et recensions de la presse anglo-saxonne, pointe DAMN. en tête des albums non seulement les plus discutés, mais aussi les mieux notés, jusqu’ici, en 2017-, et succès populaire –DAMN. est arrivé en tête du Billboard américain, plus grosse vente de l’année sur une seule semaine (en Belgique, il est rentré directement à la deuxième place côté flamand, seizième côté wallon).

Né en 1987 du côté de Compton, Los Angeles, Kendrick Lamar a réellement commencé à faire son trou en 2011 avec l’album/mixtape Section80, suivi l’année d’après par good kid, m.A.A.d city, disque de la révélation, poussé par une grosse major. En 2015, To Pimp a Butterfly impose Lamar comme l’une des voix les plus importantes du hip-hop. Et nouvelle icône de la pop culture -on le verra bientôt apparaître sur des tubes de Beyoncé, Sia ou encore Taylor Swift… Pourtant, par bien des côtés, Kendrick Lamar ne rentre pas vraiment dans les canons de l’époque. Loin des fanfaronnades bling-bling, à mille lieues des fantaisies de la trap music, To Pimp a Butterfly est une odyssée hip-hop complexe, touffue, qui aime à se frotter au funk et, surtout, au (free) jazz. Le genre de disque qui réussit à convier à la fois le fantôme de 2Pac, la gouaille de George Clinton et les accents « coltraniens » du saxophoniste Kamasi Washington. Appelez ça de la great black music. Même Bowie citera l’influence du disque sur la conception de son ultime Blackstar... En outre, dans l’Amérique post-Ferguson, le discours de To Pimp a Butterfly tombe à pic. Réfléchi, engagé, « conscient », il sonne comme la BO du mécontentement noir: quand les partisans du mouvement Black Lives Matter manifestent après une énième bavure policière, ils entonnent le morceau Alright.

Drame shakespearien

Deux ans (et un album de « démos », Untitled Unmastered) plus tard, Kendrick Lamar occupe toujours le devant de la scène. À certains égards, DAMN. sonne comme un retour aux sources. Recentré sur son « core-business » rap, il se permet moins d’incartades. Les invités annoncés (Rihanna, U2) pouvaient même faire penser que Kendrick Lamar lorgnait désormais le succès mainstream. Si c’est le cas, ce sera alors encore et toujours selon ses propres règles. Et les mêmes ambitions.

Car DAMN. est un nouveau tour de force narratif. Un récit complexe où les titres se répondent les uns les autres (PRIDE. vs HUMBLE., LOVE. vs LUST., etc.), mélangeant les sentiments et les tourments intérieurs, à la manière d’un drame shakespearien. Ou d’une nouvelle déclinaison du choix entre le bien et le mal, tatoués sur les mains de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur. Le disque commence d’ailleurs par une saynète, une fable étrange: Lamar aperçoit dans la rue une veille femme aveugle, cherchant visiblement quelque chose par terre. Quand il s’approche pour l’aider, elle lui tire dessus. Qui est-elle? Faut-il y voir, comme certains, une allégorie de l’Amérique, qui abat ses propres enfants? Evidemment, DAMN. est politique. Mais il est bien plus encore le disque d’un artiste déchiré par ses propres dilemmes, auxquels il ne peut s’empêcher de donner une dimension religieuse.

Chez Lamar, la question de Dieu n’est en effet jamais très loin. Il n’est pas seul dans ce cas -à l’instar du Life of Pablo de Kanye West ou The Coloring Book de Chance the Rapper, deux sorties marquantes de l’an dernier. « What happens on earth stays on earth« , répète le rappeur de Compton, à plusieurs reprises. Loin des envolées euphorisantes du gospel, le sermon du pasteur Lamar a cependant des accents inquiétants. Il célèbre moins souvent qu’il n’agite le spectre du pire, tel un prêcheur exalté, sûr de l’Apocalypse imminente. Il suffit de voir le regard hagard qu’il traîne sur la pochette. Elle contraste avec celle de To Pimp a Butterfly: à la place de la photo de groupe agitée, elle montre désormais Lamar seul, absent, prostré.

Le souffle jazz qui habitait TPAB a ainsi laissé place à un disque étranglé, étouffé. Un récit parano où Lamar rumine ses états d’âme. « I don’t love people enough to put my faith in men / I put my faith in these lyrics, hoping I can make amend« , rappe-t-il par exemple sur PRIDE., modifiant sans cesse la vitesse de sa voix, comme assommé par ses propres contradictions. Plus loin, il insiste encore sur FEEL., se mettant à douter de ses amis, de sa famille: « I feel like friends been overrated/I feel like the family been faking« . Rien n’est jamais simple ici. Même quand il fait semblant d’endosser le costard du rappeur crâneur (HUMBLE.), Lamar passe le morceau suivant à dégoupiller -« It’s hard to stay humble« , glisse Rihanna sur LOYALTY.

Petit à petit, commence ainsi à se détacher un disque complexe et troublé. Au fil des quatorze morceaux -comme les… quatorze stations du chemin de croix christique-, Kendrick Lamar réalise un nouvel exploit. Un disque parcouru de questionnements moraux -on n’a pas dit moralisateurs-, qui donne d’autant moins de réponses qu’il forme une boucle: DAMN. se termine comme il a commencé, rembobinant l’album jusqu’aux premiers mots, ramenant au dilemme initial: « Is it wickedness? Is it weakness? » Le mal ou la vulnérabilité? « You decide. Are we gonna live or die? » Juste avant, Lamar en donne un exemple concret. Sur DUCKWORTH., il raconte l’histoire, apparemment vraie, de Ducky, serveur chez KFC, qui réussit à amadouer Anthony, petite frappe décidée à le braquer. Le premier est en fait le père de Lamar. Le second deviendra le patron de son label, le premier à le signer. Pour le même prix, explique le rappeur, Anthony Griffin aurait pu tirer et croupir le restant de sa vie en prison. Et Lamar de « grandir sans père et crever dans une fusillade« . Comme dirait l’autre, tout n’est pas si facile, tout ne tient qu’à un fil

Kendrick Lamar, DAMN., distribué par TDE.

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Texte Laurent Hoebrechts

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