Ilan Manouach: “La résistance aux BD synthétiques est liée à des enjeux de pouvoir”

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

C’est la panique dans le petit monde de la BD: l’intelligence artificielle (IA) serait le clou du cercueil des auteurs et autrices, sur le point d’être remplacés par des machines!

Depuis l’apparition de logiciels de création d’images tels Midjourney ou Stability AI pilotés par des IA, elles-mêmes nourries par des millions d’images et de datas collectées (sans souci pour le droit d’auteur) sur le Net, des millions d’utilisateurs se sont transformés en “créateurs digitaux” capables de produire ce qui ressemble à de la bande dessinée.

Une menace numérique qui désormais vient également d’en haut: au Japon, une suite au Black Jack d’Osamu Tezuka est annoncée pour bientôt, générée par des IA, dix ans après la mort de son auteur. Une révolution qui provoque évidemment des réactions autres que simplement outrées sur les réseaux sociaux: chaque jour, un opérateur (bibliothèques, festivals, associations d’auteurs) annonce qu’il s’interdira toute promotion ou diffusion de “BD sous AI”.

D’autres voix, bien plus rares, s’élèvent au contraire pour saluer cette (r)évolution, dont celle du chercheur et auteur Ilan Manouach, spécialiste de la “créativité computationnelle” et auteur de dizaines de livres, BD et essais sur le sujet, dont trois d’ores et déjà co-créés avec l’IA. Il publie aujourd’hui une longue carte blanche, accessible sur notre site www.focusvif.be, au titre limpide: Arguments en faveur de la bande dessinée d’IA. Explications.

Avec votre carte blanche, vous êtes à contre-courant de la pensée dominante chez les auteurs, qui se sentent menacés par cette “BD sous IA”. Certains voudraient même voir apparaître un label “Made by Humans” pour ne pas s’y tromper!

Ilan Manouach: D’abord, je préfère utiliser le terme de “bandes dessinées synthétiques” pour décrire des contenus de bandes dessinées qui ont été générés, modifiés ou manipulés de manière très automatisée grâce à l’apprentissage automatique. Et la proposition d’un label “Made by Humans” dans l’industrie de la bande dessinée est symptomatique d’une réaction face aux évolutions technologiques et à l’incorporation de l’intelligence artificielle (IA) dans le processus créatif. Elle témoigne d’une préoccupation quant à la perte de l’élément humain, de la main de l’artiste dans la création artistique. Pour certains, cette évolution est perçue comme une menace pour la nature même de la bande dessinée en tant qu’expression artistique. Mais est-ce un désir sincère de préserver une vision révolue de la créativité humaine et de protéger la bande dessinée des contraintes technologiques ou bien cela cache-t-il une résistance au changement et une peur de perdre le contrôle sur l’industrie? La question de la place de l’humain dans la création artistique et de la régulation de l’industrie de la bande dessinée est complexe. Elle nécessite un débat approfondi sur les avantages et les inconvénients de l’intégration de l’IA dans le processus créatif.

La BD sous AI est-elle un enjeu de pouvoir?

Ilan Manouach: Ce ne sont pas mes amis auteurs originaires du Sud global, au Brésil, en Indonésie ou en Colombie, qui manifestent une opposition à l’expérimentation des outils informatiques dans la bande dessinée. C’est principalement le fait de leurs homologues en France, en Suisse, aux États-Unis, et surtout ici en Belgique, qui s’en prennent aux algorithmes, où cette “résistance” semble avoir des connotations de perte de pouvoir. À l’heure où le paysage de la bande dessinée est en pleine transformation, les artistes les plus virulents contre l’IA générative, craignant de perdre leur influence historique, ne peuvent que parler au nom de leurs pays et de leurs cultures qui ont historiquement dominé le médium de la bande dessinée. Je préfère ne pas m’associer à cette mélancolie postcoloniale, et m’acharner à défendre, à tout prix, les intérêts d’une culture qui perd progressivement son influence. Au contraire, je soutiens une vision plus ouverte et inclusive de la bande dessinée, qui accueille les innovations technologiques tout en préservant la diversité des voix artistiques. C’est dans cette diversité que réside la véritable richesse de la bande dessinée contemporaine.

Pas d’angélisme pour autant de votre part: cette IA générative est porteuse d’autres menaces.

Ilan Manouach: L’intelligence artificielle est bien plus qu’une simple technique de calcul objective et neutre. Elle est profondément enracinée dans des contextes sociaux, politiques, culturels et économiques, tous façonnés par des acteurs humains, des institutions et des impératifs spécifiques qui influencent ce que l’IA fait et comment elle le fait. Souvent, ces systèmes d’IA sont même conçus pour renforcer les hiérarchies existantes, ce qui correspond à ce que Donna Haraway appelle “l’informatique de la domination”. L’une des questions cruciales liées à l’IA concerne l’accès à la puissance de calcul et la fourniture des données pour alimenter ces modèles. En dehors des solutions toutes faites comme Midjourney, qui peut utiliser l’IA? Qui fournit les données utilisées pour entraîner ces systèmes? Cette question est d’une importance capitale, car elle a des implications profondes en termes de pouvoir et d’influence. Les ensembles de données, qui alimentent les algorithmes d’IA, ne sont pas de simples matières premières. La manière dont ces données sont collectées, catégorisées et étiquetées est une démarche qui comporte une dimension politique intrinsèque. Pour la rendre véritablement équitable et inclusive, il est essentiel que les créateurs, y compris les artistes, aient un rôle central dans son développement, afin de créer des modèles génératifs personnalisés qui reflètent une diversité de perspectives.

Ilan Manouach

1980 Naissance à Athènes

2003 Après une formation à Saint-Luc Bruxelles, publie son premier livre expérimental et entame parallèlement une carrière scientifique et académique. Chercheur postdoctoral en “créativité computationnelle” à l’Université de Liège et affilié au metaLAB de Harvard.

2023 Publie Fastwalkers (La Cinquième Couche), bande dessinée synthétique produite par une IA émergente.

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