“Il y a bien historiquement un lien entre bande dessinée et mauvaise odeur”
Bernard Joubert s’attendait à ce que son petit livre fasse forcément du bruit, mais tout de même: quel succès pétaradant pour les conférences puis l’ouvrage qu’il vient de consacrer à la place du… prout dans la bande dessinée. Un Flatulences en cases qui se veut “une évocation culturelle du pet dans la BD” richement illustrée par les plus grands. De Franquin à Druillet en passant par Gotlib, Crumb, Zep, Chris Ware, Tardi et même Töppfer, ils ont tous tâtés du prout, malgré la censure, ou plutôt l’autocensure, qui s’est longtemps abattue sur ces vents qui nous relient tous. De manière évidemment hilarante, mais aussi très sérieuse, Bernard Joubert, qui “hait l’esprit de sérieux, abhorre les convenances et fuit les senteurs battues”, dresse ainsi un portrait du pet dessiné, dont l’appréciation a bien changé avec le temps. S’il a volontairement et entièrement disparu des bandes dessinées tous publics pendant plus de 40 ans avant de revenir en grâce, le prout fut au fondement même du 9e art!
Le pet a retrouvé une place, plus grande encore, auréolé d’une qualité nouvelle: il est éducatif.
Première question qu’on se pose tous: comment en arrive-t-on à consacrer un ouvrage au pet dans la BD?
Je tiens à dire que je n’avais aucune appétence particulière, si ce n’est ma marotte pour la censure! Tout est parti d’une plaisanterie il y a quatre ans à Angoulême, où l’on se demandait si Gotlib avait été le premier à dessiner un anus dans une planche de bande dessinée -en fait non, Franquin, avant lui, avait déjà représenté -c’est très discret- l’anus du chat dingue de Gaston. Tout ça donnait envie de faire un livre sur les trous du cul dans la BD, il y aurait eu beaucoup de choses à dire! Mais c’est finalement le Fifigrot, le festival grolandais de Toulouse, qui consacrait une soirée culturelle au pet, qui m’a demandé de monter une conférence sur le pet dans la BD. Je l’ai présentée ensuite à Angoulême. Et vu le succès, et ma conviction qu’il n’y a pas de mauvais sujet, j’ai réalisé cet ouvrage, qui m’a demandé beaucoup de recherches pour avoir un corpus.
Avec beaucoup de surprises, dont la première, de taille: premier album de bande dessinée au monde, premier pet, et première censure!
Oui. On tient le Suisse Rodolphe Töppfer comme l’inventeur et le théoricien des “histoires en estampes”. Or dans Histoire de M. Jabot, sa première œuvre publiée en 1833, ça pétouillait déjà, certes discrètement. C’est un récit humoristique dans lequel le héros, par ambition, cherche à faire bonne figure dans la bonne société. Il se rend au bal, mais dans une bande en trois cases, “un léger nuage compromet ses succès”. Mais Töppfer a de lui-même censuré ce gag odorant, qui n’apparaît pas dans l’album. C’est le grand spécialiste de Töppfer Antoine Sausverd qui l’a retrouvé dans un ouvrage américain sur la bande dessinée au XIXe siècle.
Le pet n’avait d’ailleurs pas mauvaise presse au début du XXe siècle. On en trouve même kyrielle dans L’Épatant, l’hebdomadaire des Pieds Nickelés nés en 1908.
Oui, le pet avait droit de cité, le fameux pétomane Joseph Pujol était une vraie vedette, et le symbole de la vie parisienne à la Belle Époque. Le pet n’était pas un sujet banni. Puis il y eut la Première Guerre mondiale, quatre années de coups de canon, et l’humour s’en détourna.
C’est le moins qu’on puisse écrire: vous n’avez plus trouvé la moindre trace de prout dans la BD grand public jusqu’au début des années 70!
Il y a effectivement une longue période sans pets, en gros des années 20 aux années 60. Mais ce qui m’a le plus étonné, c’est que la loi de censure instaurée en France en 1949 et particulièrement active n’en est pas la cause. J’ai épluché les rapports de la Commission de surveillance, mais jamais celle-ci n’a eu à reprocher des flatulences à une publication, car il n’y en avait pas. Sans qu’aucun législateur s’en soit mêlé, le pet est devenu plaisanterie non grata durant des décennies dans les bandes dessinées françaises. Jusqu’à L’Écho des Savanes en 1972.
Où, dès le premier numéro, en couverture, Gotlib dessine un éclat de rire emprisonné dans un énorme prout! Il fallait briser un tabou?
Pour Gotlib, Mandryka et Brétecher, les fondateurs, le pet est un vrai marqueur, presque un thème, mais je ne sais pas s’ils s’en servaient, comme ce fut le cas de la représentation explicite des actes sexuels, pour se distinguer des autres. Je crois surtout qu’avant tout, ça les faisait bien marrer.
Et depuis, le pet est sorti de son ornière, on en trouve désormais presque partout, de Titeuf au Petit Spirou, en passant par Mortelle Adèle. Même la littérature pour enfants en fourmille.
Le pet a retrouvé une place, plus grande encore, auréolé d’une qualité nouvelle: il est éducatif. Il aide les enfants à assimiler les normes sociales en s’amusant. Hors BD, des collections de livres illustrés lui sont consacrées, il est une niche éditoriale. Côté BD pour la jeunesse, on a l’effluve plus mesuré et des objectifs autres. Les auteurs cherchent à déculpabiliser tout en conseillant la politesse sur le mode “tout le monde pète, ce n’est pas un drame, mais évitons d’importuner autrui”. Pour un public plus âgé, le pet devient contestataire, signe de rébellion et de moquerie des adultes. En tout cas, le pet revient de loin, mais il est revenu et ne repartira pas.
Bernard Joubert
1961 Naissance en France. Fils du magicien Maurice Saltano
2001 Journaliste, écrivain, éditeur, il publie Anthologie érotique de la censure et s’impose comme l’un des grands spécialistes français sur le sujet de la censure, en particulier en littérature et en bande dessinée
2023 Sortie de Flatulences en cases: une évocation culturelle du pet dans la BD (éditions Dynamite)
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