Festivals et coronavirus: l’été meurtrier

De Schorre, à Boom, qui accueille traditionnellement Tomorrowland. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Sauf miracle, 2020 sera donc un été sans festivals musicaux. Hormis de rares reports à l’automne -comme les Nuits du Bota- il s’agit d’annulations sèches. Chronique de dernières semaines éprouvantes.

« Nous, on attend que l’état prenne une décision, parce que si nous annulons de manière unilatérale les contrats d’artistes ou autres, nous en serons redevables. Tout le secteur a peur, les organisateurs, les musiciens mais aussi les techniciens sons et lumières. Et tous ceux qui bénéficient des retombées économiques des festivals, à Dour comme ailleurs. On sait que des tournées, en particulier celles des Américains, sont déjà reportées, d’ailleurs la plupart du temps, sans dates précises. Si le confinement dure, c’est mal parti. » Vendredi 3 avril. Au téléphone, Carlo di Antonio n’a pas son habituelle voix assurée. Le fondateur du festival de Dour (15 au 19 juillet), bourgmestre CDH de la localité, accuse le coup. Celui de l’incertitude en ce début avril, quant à la tenue estivale des festivals, même si cela sent déjà mauvais.

Le 26 mars, le ministre de l’Intérieur, Pieter De Crem déclare à VTM à propos des festivals de l’été: « Nous devons apporter davantage de clarté avec le gouvernement. Mais j’estime sur base des informations dont nous disposons, qu’il existe une probabilité certaine (sic) qu’ils devront être reportés. » On mentionne alors Rock Werchter (2 au 5 juillet) et Tomorrowland (17 au 26 juillet) comme premières défections d’un calendrier estival qui ressemble désormais à un château de cartes, prêt à être soufflé par la tempête virale. D’autant plus pour Werchter que la programmation, d’Anderson .Paak à Kendrick Lamar en passant par Beck ou Faith No More, additionne les artistes américains qui annulent les uns après les autres leurs tournées.

Alors que De Crem réitère de semblables propos le lundi 6 avril sur La Première, à l’international, les choses semblent pliées. Le géant californien Coachella, prévu du 11 au 18 avril, est remis en octobre. Et ce sera en 2021 pour le Hellfest français ayant déjà écoulé 180.000 tickets et sans date pour le très couru Vieilles Charrues breton, plus qu’incertain. Dès le 18 mars, l’anglais Glastonbury, devant célébrer son 50e anniversaire fin juin, annonce une annulation pure et simple. Publiant un communiqué comme quoi il n’est pas concevable de mobiliser pendant les trois mois précédant l’événement, des milliers de gens construisant son gigantesque site du Somerset. A contrario, l’autre monstre européen, le hongrois Sziget -565.000 visiteurs en 2018…- en cette seconde semaine d’avril, n’a toujours pas annoncé sa suppression. Mais sa tenue du 5 au 11 août semble, elle aussi, très improbable.

Patrick Wallens
Patrick Wallens© Philippe Cornet

Fonctionner au ralenti

Entre les deux déclarations ministérielles de De Crem, on parle à Patrick Wallens, boss de Couleur Café, dont l’édition du 26 au 28 juin, ô ironie, s’annonçait fructueuse sur le plan de l’affluence, les préventes n’ayant jamais été aussi bonnes (…). Et comme lors de notre première conversation du 10 mars avec Wallens, le laissait déjà supposer, de gros nuages pointent sur l’événement. De quelle nature?: « Il faut bien comprendre qu’on est soumis à un échéancier précis: courant mai, on doit théoriquement commencer à payer une partie des cachets des artistes et s’engager fermement pour tout ce qui concerne la logistique du festival. C’est un casse-tête qui passe aussi par l’obligation d’une décision officielle d’annulation pour cause de force majeure puisque nous ne sommes pas couverts en cas de problème de virus. Si force majeure il y a, le contrat est annulable et les agents des groupes sont supposés nous rembourser les éventuelles avances mais bon, on sait par expérience que ce ne sera pas aussi simple de récupérer l’argent, cela peut prendre un an. Voire davantage. La trésorerie est de fait un élément-clé de tout cela. Si elle ne suit pas, on est mort. »

Couleur Café a survécu à son flop financier de 2016 -plusieurs centaines de milliers d’euros dans le rouge- partant de Tour & Taxis pour s’installer à l’été 2017 dans le beau Parc d’Osseghem. Une réussite populaire et artistique. Cette fois-ci, l’obstacle est financier mais pas seulement. Wallens: « Il s’agit aussi de mesurer les conséquences sanitaires de l’actuelle pandémie et d’imaginer que dans les trois-quatre mois, on pourrait tenir un festival en Belgique ou ailleurs. A moins d’une trouvaille médicamenteuse spectaculaire, les chances sont plus que minces. Et puis, d’un point de vue pratique, comment les artistes vont-ils pouvoir voyager? Tout tourne au ralenti, tout le monde semble attendre, y compris les groupes. Ce qui nous inquiète aussi, pour pouvoir survivre, c’est qu’au-delà des salaires des employés de CC, il y a la question de la billetterie. » Le réseau des festivals, auquel appartient CC, demande au gouvernement que les tickets vendus ne soient pas remboursables mais valables si l’événement a lieu dans l’année. Wallens: « Là non plus, les choses ne sont pas claires: dans l’année, cela veut-il dire en 2020 ou le délai d’une année calculé d’après les dates originales? Pour donner un peu de souplesse aux spectateurs, on proposerait que l’éventuel voucher soit valable pour les trois prochaines éditions. Si on ne peut pas reporter la billetterie à l’année suivante, cela voudra dire qu’on fait faillite et que c’est fini. Ce report est une condition indispensable comme le fait que les subsides officiels pour un festival comme le nôtre, soient maintenus, même si CC n’a pas lieu. »

Paul-Henri Wauters
Paul-Henri Wauters© PHILIPPE CORNET

Embouteillage d’automne

Scénario de circonstance: le report à l’automne. Wallens, toujours: « On y a évidemment pensé mais du côté de septembre-octobre, les prévisions donnent l’impression que c’est déjà hyper-bourré. Et encore une fois, le problème sera de monter un programme artistique. Quand saura-t-on si c’est ok, quand les groupes annonceront-ils qu’ils tournent ou pas? Et puis si le business est immobilisé pendant cinq mois -d’ici la rentrée- cela va ravager des tonnes de gens. » Paul-Henri Wauters, directeur du Botanique, a décidé de reporter Les Nuits (29 avril au 10 mai) au mois d’octobre. Dès le 23 mars, soit un mois avant le début officiel des festivités, échéance qui semble alors totalement improbable à honorer. Wauters: « Il y a plusieurs temps, celui du citoyen, du sanitaire, du politique et puis de l’organisateur. Quand on a décidé de reporter, on n’avait eu que deux-trois annulations, de la part des nord-américains, et ce, dès la fin février. Cela a été comme de gérer un porte-avion en pleine tempête et dans la période de maturation de cette décision, je regardais ce qui se passait ailleurs pour essayer de comprendre le phénomène. Puisque chaque jour apporte des explications nouvelles sur la pandémie. Même si les Nuits allaient sans doute faire le meilleur chiffre d’entrées de leur histoire. »

Le Botanique, lieu culturel plutôt bien subventionné, a sans doute limité les dégâts industriels immédiats. Un report du 1er au 11 octobre va par contre impacter dans les mois à venir, à la fois les innombrables free-lance -de la technique au catering- oeuvrant aux Nuits, et bien évidemment les musiciens qui connaitront un été sec. Ceci dit, l’actuel report des Nuits Bota inclut aussi l’absence des Américains qui ne confirment pas pour l’instant un éventuel retour, même à l’automne, et puis des incertitudes sur le reste de l’affiche: « n’empêche que l’un dans l’autre, Les Nuits d’octobre devraient pouvoir reporter 70 si pas 80% de l’affiche initiale. Avec cette idée de ne pas lâcher prise, parce que j’ai l’intuition que tout le monde a compris le cas d’urgence même si les contrats de quinze-vingt pages émis par les agents sont parfois totalement léonins, à l’avantage de l’artiste. Mais au final, ce n’est dans l’intérêt de personne de mettre un festival en état potentiel de faillite. Oui, il y aura embouteillage à l’automne, ce qui voudra dire que le public aura suivi, dans une sorte de phénomène naturel de régulation. »

Charles Gardier
Charles Gardier© Philippe Cornet

Retrouver le concert

Mardi 7 avril. Co-patron des Francofolies de Spa, Charles Gardier a la voix rauque. Il se remet doucement de trois semaines de coronavirus. Peu dire donc qu’il se sente concerné par l’enjeu actuel. « Je pense d’abord à tous les gens qui vivent des heures compliquées. Charles reprend son souffle, pensant à un proche des Francos emporté par le virus. Le prioritaire reste le sanitaire. Donc, on s’est posé la question de savoir comment on allait gérer les artistes essentiellement français de notre programmation, et notre public, à 80% wallon. On n’est pas optimiste et on imagine que les Francos ne pourront pas se tenir. Mais il y a aussi la situation des artistes et des dizaines de personnes qui travaillent dans leurs entourages. »

Gardier parle du milieu culturel fusillé, soulignant l’inquiétude d’une reprise où le public ne suivrait plus comme auparavant. « En fait, je n’ai pas envie que l’on parle juste des Francos mais de toute une profession: on dirait non aux mois de juillet-août et tout le monde va se retrouver aux Fêtes de Wallonie en septembre? Soyons clairs, il ne s’agit pas seulement d’une question mercantile: que le festival ait lieu ou pas, on aura de toute façon d’énormes difficultés financières à la clé. Et on sait que les futures manifestations auront lieu dans une toute autre ambiance que par le passé. Faudra que le milieu artistique puisse revivre, étape par étape. » A Spa, les retombées directes des Francos sur la région se chiffre « entre quinze et dix-huit millions d’euros, mais moi je pense aux gens qui ont déjà des statuts fragiles et précaires à la base. Après les attentats, les gens ont eu du mal à retrouver le chemin des salles. Donc la question au-delà de Francos ou pas Francos, c’est que va-t-on faire pour aider ce secteur? »

Faudra-t-il un Plan Marshall à la belge pour sauver le Soldat Festival et son obligatoire comparse, le Soldat Musicien? La question, posée depuis quelques semaines, n’a pas encore de réponse gouvernementale. Elle devrait, paraît-il, nous arriver la semaine du 13 avril.

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