13e Biennale de l’Image Possible à Liège: l’hymne 
à la mue

Portrait de Shanna, raerae.
Tahiti, Polynésie, France, septembre 2022.
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

MUTANTX, la 13ème édition de la Biennale de l’Image Possible ressuscite l’ancienne bibliothèque des Chiroux, à Liège, en prenant acte d’un monde en pleine métamorphose. Dense et incisif.

On attend d’un colis qu’il soit livré. Pas qu’il se livre. Logique, il n’est pas sur terre pour s’épancher. Ce serait sans compter sur l’art, qui n’a pas son pareil lorsqu’il s’agit de court-circuiter les rouages bien huilés d’un monde guetté par le discours clos -voire, dans le cas présent, par la réification. Au cœur de la nouvelle édition de la Biennale de l’Image Possible (BIP), une installation, comme un véritable temps fort de cette programmation liégeoise, fait prendre le pouls d’une transformation apparaissant de plus en plus comme inéluctable. Que voit-on? Un anodin couloir, emblématique de l’atmosphère kafkaïenne qui plane sur l’endroit, flanqué d’étagères métalliques rétrécissant un peu plus le passage. Au sol, le visiteur pose les pieds sur la laideur ordinaire d’un balatum typique des processus de décisions administratives alambiqués.

Élie Bolard, WER4, 2024.

Une traversée sans le moindre état d’âme? Pas au moment d’arriver à hauteur d’une paire d’armoires se faisant face. À cet endroit précis de la déambulation, le bruit étrange d’un mécanisme laborieux invite à s’arrêter, à regarder et à tendre l’oreille. C’est une typologie d’objets bien identifiés que recèlent les bahuts fonctionnels: une série de cartons, de tailles variées, affichant ce logo mi-sourire à fossette mi-flèche, qui ont fait et ne cessent de faire la fortune d’un certain Jeff Bezos. Les boîtes en question s’ouvrent les unes après les autres à la faveur d’une logique en apparence hasardeuse. À l’intérieur? Des travailleurs passés par ce Léviathan nommé Amazon. Ou plutôt leurs voix. Les unes et les autres disent leur expérience au sein de l’entreprise. WER4 (2024), tel est le nom de l’œuvre d’Élie Bolard, artiste français d’à peine 25 ans installé à Bruxelles. Accablante, la narration détaille les cadences infernales et les protocoles auxquels ceux qui prennent la parole n’ont pas pu se conformer. Foutu facteur humain. Non sans conséquence, les voilà à jamais piégés dans ces « smart colis », telles des créatures hybrides symptomatiques du consumérisme déshumanisé et du devenir-marchandise appelés des vœux de la start-up nation.

Babel sur Meuse

S’il est percutant, le travail d’Élie Bolard est loin d’être l’unique à enregistrer les métamorphoses qui constituent l’objet de MUTANTX, du nom de l’intitulé de la 13e et salutaire édition de la BIP, cet uppercut culturel récurrent asséné depuis 1997. Pour y être allé par deux fois -une nécessité au regard de la densité du propos-, on ne saurait trop conseiller la visite. Sans doute, le lieu qui fait place à la manifestation y est pour quelque chose. Cette fois, la Biennale a investi une friche qui fascine, l’ancienne bibliothèque provinciale des Chiroux, sorte de tour de Babel jouxtant la Meuse.

La construction de béton et de verre en question porte les stigmates de l’architecture publique des années 70. Désormais abandonné et en attente d’une hypothétique réaffectation, le bâtiment laissé dans son jus aligne couloirs anxiogènes, salles de lecture et de consultations fantômes ainsi que monte-charges spectraux et ornements rappelant les grandes heures d’une bureaucratie aux contours soviétiques. La proposition squatte deux niveaux parmi les 7 000 mètres carrés disponibles, sur lesquels sont dispersés les interventions d’une cinquantaine d’artistes nationaux et internationaux. Le premier, en mode « open space », tire parti des anciens espaces de consultation publics; tandis que, davantage cloisonné, le second articule un parcours labyrinthique à travers un enchevêtrement de réserves et de bureaux.
Anne-Françoise Lesuisse, directrice artistique du projet, commente les contours métaphoriques du lieu dans un texte livrant les lignes de force du millésime: « Cet environnement que l’on investit collectivement, nous le regardons comme la science-fiction de notre avenir. À l’aube d’un moment de transition, de vacillement, voire de basculement, prédit avec de plus en plus d’urgence, nous, régimes du vivant mêlés et plus que jamais solidaires, sommes au croisement, pour le meilleur et pour le pire, de ce que Paul B. Preciado nomme « un passé contesté, un présent étrange, un futur incertain ». Nous percevons dès lors ce paquebot déserté comme une arche prête à accueillir, dans un biotope urbain en pleine transformation, la réinvention des mondes sensibles qui l’entourent. »

Bonne nouvelle, cette réinvention promise est bien au-rendez-vous. On en prend la mesure dès « l’agora mutant », section qui ouvre un parcours scandé en six zones d’intérêt. Chacune d’entre elles palpe les changements à l’œuvre, sans complaisance. On savoure la multiplicité des registres artistiques. Loin de se contenter de recourir à la seule photographie, comme c’était le cas lors des premières éditions, la programmation égrène tant vidéo que film, installation immersive, peinture ou sculpture.

La première zone, qui s’applique à documenter des identités, livre un premier aperçu d’une curation à 360 degrés entre autres par le biais du travail de la Néerlandaise Doris Boerman. Lindy, Lindsy, Britney, Beverley tisse un lien assez inédit entre « le White Cube comme modèle de présentation moderniste de l’art, et le corps, comme typologie de présentation post-moderne du soi ». Ce parallélisme éclairant prend la forme de quatre encadrements d’essences de bois variées dont l’espace intérieur présente autant de couleurs d’extensions capillaires. Critique, le dispositif invite à interroger les visées d’un formalisme souvent présenté comme politique et idéologiquement neutre.

Doris Boerman. Lindy, Lindsy, Britney, Beverley


Non loin de cette œuvre qui connecte féminité et architecture, on s’arrête sur une série photographique signée Akasha Rabut. Caramel Curves (2012 – 2018) se penche sur une communauté de motardes afro-américaines de La Nouvelle-Orléans. Ode à la résilience, les photographies entremêlées de talons aiguilles, de gros cubes et de traces de pneus circulaires sur le bitume -le très spectaculaire « burn » des amateurs de sports moteurs- témoignent de cette structure comme d’une mise en question des logiques identitaires. « Leur présence perturbe les normes, invitant à l’examen et à la résistance simplement en raison de leur identité intersectionnelle de femmes noires. Pourtant, dans la diversité de leurs parcours, des travailleuses du sexe aux médecins, elles trouvent l’unité, formant une sororité qui favorise l’indépendance et le soutien mutuel. Elles ne se contentent pas de parcourir le terrain de la culture de la moto, elles étendent aussi leur impact pour améliorer leur communauté, en organisant des collectes de jouets et des collectes de fonds pour aider les femmes dans le besoin. (…) Par mon travail, je souhaite participer activement à la perturbation des dynamiques de pouvoir oppressives, en favorisant des espaces où la diversité, l’équité et la justice prospèrent », explique Rabut dans le texte qui accompagne l’accrochage.

Akasha Rabut, Caramel Curves, Candi burning a circle into the street with her tire, 2012-2018.

Pulsions de mort

La question du dérèglement climatique s’invite forcément au fil du parcours. On pense à Clara Thomine, qui aborde cette thématique de manière grinçante. La Française a imaginé un espace corrosif situé au croisement de l’agence de voyage et de la boutique de souvenirs. On y découvre une effarante vidéo qui s’arrête sur la morbide pulsion scopique poussant à immortaliser sur téléphone les différentes manifestations climatiques -déchaînement du vent, pluies torrentielles…- accompagnant l’actuel réchauffement des températures. Non sans une féroce ironie, Thomine émaille la section qui lui est réservée de slogans ahurissants -« Notre monde brûle, ne regardez pas ailleurs. Profitez! »et autres pancartes grand format révélant des scènes apocalyptiques devant lesquelles les visiteurs sont invités à se prendre en photo façon « Une catastrophe, un selfie ». Pour Anne-Françoise Lesuisse, Clara Thomine « joue avec cet impensable que nous nous plaisons à ne pas intégrer, non sans cette dose minimale de réalisme qui hante notre époque consciente que le monde tel qu’il est ne va sans doute pas pouvoir continuer longtemps sur la même voie ».

Dans la foulée des désordres environnementaux et du déni qui les accompagne, il ne faut pas rater le très beau travail de Richard Pak. L’Île naufragée (2023) se découvre comme une sorte de conte visuel agencé autour du destin de Nauru, un état insulaire situé en Micronésie. L’histoire de ce petit morceau de terre paradisiaque est cruelle, qui est intimement liée à une ressource naturelle, le phosphate. Après avoir bénéficié pendant une courte période, de l’indépendance en 1968 au tarissement des mines en 1990, d’un niveau de vie de grande prospérité -en 1974, le PIB par habitant est alors le deuxième du monde après celui de l’Arabie saoudite-, Nauru est devenu l’un des pays les plus pauvres au monde. Pour rendre compte sous forme de fiction photographique du hiatus entre les eaux turquoise bordant l’île et la situation de paupérisation, Pak a choisi de traiter ses négatifs avec une solution à base d’acide phosphorique. Ainsi révélées, les images se découvrent comme une allégorie paysagère rongée à couper le souffle. Du même auteur, il ne faut pas rater L’Archipel du troisième sexe (2022), suite de clichés en noir et blanc donnant à voir les rae rae, hommes-femmes de Polynésie faisant exploser les classifications de genres.

Un segment tout particulier de la proposition imprime durablement la rétine: la Zone 3, qualifiée de « crépusculaire » par la directrice artistique de l’évènement. On y souligne Chimera (2024), une installation multimédia portant la patte de Thomas Garnier. La trame? Une multitude d’afficheurs alphanumériques qui génèrent en permanence des mots à partir d’une série de préfixes et de termes associés à un courant philosophique, artistique, politique, voire économique. Pré-djihadisme, ethno-nihilisme, gyro-brutalisme, oligo-capitalisme… Le mécanisme agit comme une forge vertigineuse ouvrant tant à une infinité de mondes possibles qu’à un constat d’épuisement et d’échec, celui de l’inanité des théories face au réel. La section en question abrite également deux temps forts, les Afterimages (2023) de Tobias Zielony, qui évoquent des « vies en pointillés » en Ukraine et Moldavie en raison du rationnement de l’électricité, ou encore l’époustouflante et baroque installation sculpturale de Werner Moron, qui déploie quatre saisons dans un décor domestique.

Situées à l’étage, les sections 4, 5 et 6 s’avèrent encore au moins aussi fécondes que le premier niveau. En cause, l’architecture labyrinthique qui fait se succéder coins et recoins. S’il est impossible de mentionner toutes les œuvres dignes d’intérêt -on n’est pas certain d’avoir tout vu… En revanche, il est possible d’affirmer que rien de ce qui a été contemplé n’était superfétatoire-, on conseille vivement de ne pas passer à côté de Amon nos autes (2024) du collectif Marnie, une cellule artistique formée par le cinéaste Simon David et l’artiste visuel Patxi Endara. Située dans les anciennes réserves de la bibliothèque, cette installation multimédia traite de la thématique de la reconstruction dans la foulée des inondations de juillet 2021. « Après un travail de recherche et de repérages, le duo se focalise sur l’émergence d’une société matriarcale dans un contexte postapocalyptique », commente Anne-Françoise Lesuisse. Cette capacité des sinistrés à se transformer luit comme une note d’espoir dans un monde où, comme l’écrit Agnieszka Sejud, une autre artiste de la Biennale, il est plus que jamais facile de « perdre le sentiment, déjà faible, de sécurité et de certitude que l’on a dans la vie ».

MUTANTX, Biennale de l’Image Possible: jusqu’au 01/06 à l’ancienne 
bibliothèque des Chiroux, Liège. mutantx.bip-liege.org

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