Les toiles enfumées de Géraldine Tobe
Artiste congolaise en quête de ses racines, Géraldine Tobe s’expose à la Lever House. Cette première rétrospective bruxelloise lève le voile sur une pratique chamanique de toiles peintes à la fumée.
Mai 2021, Hans De Wolf convoque une poignée de journalistes à découvrir une exposition confidentielle dans le bâtiment du rectorat de la VUB. S’il a mobilisé ainsi ses contacts, c’est que ce professeur d’Histoire de l’art de la Vrije Universiteit Brussel trépigne de faire connaître à la face du monde une jeune prodige dont quasi personne n’a entendu parler. Il faut avouer qu’il est difficile de rester de marbre face aux grandes compositions figuratives expressionnistes articulant de délicates nuances de gris et des noirs profonds. Exposées sans sous-texte, ces compositions très personnelles alimentent la machine à élucubrations plastiques. Quel talent se cache derrière ces agencements de créatures bicéphales et autres silhouettes hybrides puissantes? La surprise est de taille: une jeune femme d’à peine 30 ans de laquelle émane dans le même temps une grande douceur et une incroyable puissance. Le destin de Géraldine Tobe (Kinshasa, 1992) n’a rien de banal. Elle en livre les grandes étapes d’une voix posée témoignant d’une immense maturité. “Enfant, j’ai été désignée par le voisinage comme enfant-sorcier. Venant d’une famille très chrétienne, ça a été très difficile à vivre. Je me destinais à entrer au couvent mais j’ai été rattrapée par l’art”, explique-t-elle. Ce chemin lui est désigné par son grand frère atteint d’une maladie mentale. Autodidacte, celui-ci possède un don inné pour le dessin, pratique qui agit pour lui comme une soupape. “L’accusation de sorcellerie a entraîné une totale interdiction de dessiner, ça a été dramatique pour lui dont c’était le seul moyen d’expression, l’unique monde dans lequel il pouvait évoluer.”
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Héritage spirituel
La jeune femme évoque également l’influence marquante d’une grand-mère luba du Kasaï n’ayant pas renié la spiritualité d’avant la colonisation. “J’ai reçu de ma grand-mère une sorte de graine ancestrale, elle m’a indiqué comment revenir au chemin des ancêtres.” Déçue par son expérience religieuse qui échoue à répondre aux milliers de questions qu’elle se pose, Géraldine Tobe se dirige alors vers l’art, forte de l’exemple de son frère. À l’académie, les débuts sont insatisfaisants. Les pinceaux et les consignes données ne comblent pas ses aspirations. L’artiste en devenir décide alors de tirer un trait en brûlant l’ensemble de sa production. Face à ce spectacle incandescent, c’est la révélation: elle utilisera la fumée, cette force impalpable au contact des esprits, pour échapper aux présupposés de l’art tel que nous le concevons sous nos latitudes.
Joie immense
Reste à Géraldine Tobe de se constituer une panoplie capable de transcrire les lignes de son manifeste esthétique. Elle la trouve à la faveur d’un objet on ne peut plus trivial, à savoir les petites lampes à huile qui servent à illuminer les échoppes de Kinshasa. L’intéressée les approche de la toile et en oriente le pouvoir caustique par le biais du collage, de pochoirs ciselés avec une grande précision et d’un gesso (un enduit étalé sur le support) dont elle seule détient le secret. Le tout signe une grammaire formelle à la fois baroque et austère, chargée et minimale. Convaincu de l’urgence à faire découvrir une artiste aussi accomplie et authentiquement connectée à ses racines -notamment le Kalunga, cette “grande philosophie naturelle congolaise”-, Hans De Wolf a déniché, un an et demi après la première présentation, un lieu où exposer adéquatement l’œuvre de la trentenaire. “L’œuvre de Géraldine parle de la réappropriation de son identité. Ce parcours difficile est la condition de sa libération, d’une renaissance, d’une joie immense”, commente le curateur qui a obtenu les clés de la Lever House, ancien “palais” aujourd’hui un peu décrépit mais dont les ors découlent de l’extraction coloniale de l’huile de palme. Lorsque l’on y pénètre, on comprend d’emblée que l’œuvre de Géraldine Tobe est totale, véritable moisson plastique.
Des installations, des films ethnographiques, des statuettes, une bande-son restituant des bruits de jungle, des plantes tropicales… Autant d’éléments, une cinquantaine au total, qui jettent le visiteur au cœur d’une expérience immersive. Bien sûr, le centre de la proposition consiste en son travail pictural unique en son genre: de nombreux tableaux accrochés à de très opérantes structures tridimensionnelles modulaires orange signées par l’architecte Jean Cosyn. Il est ainsi question d’un obsédant triptyque figurant le martyre de la femme africaine face à une Église soucieuse de s’occuper des consciences. “Je ne cherche pas à représenter un manichéisme simpliste, la société ancestrale elle-même était injuste vis-à-vis des femmes. Mon propos consiste à dépasser l’antagonisme et atteindre l’apaisement des tensions”, détaille Géraldine Tobe. Sans doute, la section la plus marquante consiste en une installation métaphorique de l’état de transition entre la vie et la mort, cette dernière n’étant pas comprise comme une fin dans l’optique Kalunga. Le dispositif consiste en un bûcher, prêt à être allumé, sur lequel repose un corps étendu conçu, par le biais d’une impression 3D, à l’image de l’artiste. Percutante, cette vision suggère un cycle heureux et sans fin. Celui d’une femme d’aujourd’hui ramenant à la vie la parole des aïeuls.
Kalunga – Vous n’êtes pas prêt pour ça ***(*), de Géraldine Tobe à la Lever House, 150, rue Royale, Bruxelles. Jusqu’au 15/01/2023.
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