Photo Brut BXL, concentré d’artistes en marge

Présenté au Botanique -dans la section «Les jeux à deux» qui est consacrée aux artistes et à leurs obsessions-, le travail de Mettraux est celui d’un chineur compulsif traquant les images vernaculaires. Ne révélant de lui-même que son nom, dans une sorte de culte du semi-anonymat, l’intéressé conçoit son travail à la façon de mises en scène superposant deux photos générant "l’inquiétante étrangeté". Au dos du cliché, on trouve un cachet portant la mention "original" et une date comprise entre 2018 et 2020. © mettraux
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Quatre lieux culturels bruxellois s’associent pour Photo Brut BXL, une célébration de l’art brut à travers son versant le moins balisé, celui de la photographie et de l’image manipulée. Dense et percutant.

Par le biais d’Art et Marges Musée, du Botanique, de la Centrale for Contemporary Art et de la Tiny Gallery, Bruxelles s’unit pour se mettre à l’heure de l’art brut pendant trois mois et demi. On ne peut que s’en réjouir tant se répand au sein du public -et du marché dans la foulée- le désir de mieux connaître les pratiques nouées sous ce label désormais prisé. Sur la scène du Botanique, plusieurs chevilles ouvrières de Photo Brut BXL -le nom générique de cet événement qui comprend huit expositions à travers quatre lieux– prennent la parole à tour de rôle. Parmi elles, le collectionneur Bruno Decharme, dont l’imposante collection (plus de 8 000 œuvres), déjà exposée avec succès aux Rencontre d’Arles et à New York, se trouve à la racine du projet. À côté de lui, Anne-Françoise Rouche de La “S” Grand Atelier, un lieu d’expérimentation décentré (Vielsalm) qui fait se croiser artistes porteurs d’un handicap mental et plasticiens dont les œuvres relèvent de l’art dit contemporain. Entre les deux, le micro circule. Impossible pour l’auditeur attentif de passer à côté de micro-tensions faisant écho à la prudence avec laquelle il faut aborder ce champ artistique.

Présenté au Botanique -dans la section «Les jeux à deux» qui est consacrée aux artistes et à leurs obsessions-, le travail de Mettraux est celui d’un chineur compulsif traquant les images vernaculaires. Ne révélant de lui-même que son nom, dans une sorte de culte du semi-anonymat, l’intéressé conçoit son travail à la façon de mises en scène superposant deux photos générant "l’inquiétante étrangeté". Au dos du cliché, on trouve un cachet portant la mention "original" et une date comprise entre 2018 et 2020.
Présenté au Botanique -dans la section «Les jeux à deux» qui est consacrée aux artistes et à leurs obsessions-, le travail de Mettraux est celui d’un chineur compulsif traquant les images vernaculaires. Ne révélant de lui-même que son nom, dans une sorte de culte du semi-anonymat, l’intéressé conçoit son travail à la façon de mises en scène superposant deux photos générant « l’inquiétante étrangeté ». Au dos du cliché, on trouve un cachet portant la mention « original » et une date comprise entre 2018 et 2020. © mettraux

Pour Decharme, l’art outsider -une autre de ses nombreuses dénominations,- s’impose avant tout par le “choc des œuvres” qu’il induit, une manière à peine déguisée de légitimer un certain regard, une sélection et au-delà un précieux trésor amassé depuis une trentaine d’années. Or, il nous semble que s’il y a une dimension dont l’art situé -autre appellation qui circule- n’a pas besoin, c’est bien celle d’un “curateur” disposant d’un droit de vie ou de mort. À cette approche, on préfère celle préconisée par un psychologue qui s’est intéressé au travail de Jean-Marie Massou (à voir au Art et Marges Musée). Face à ces productions hétéroclites, il conviendrait ni de hausser les épaules, ni d’adhérer sans nuances mais de se faire passeur pour s’assurer que ces artistes qui s’ignorent puissent “aller jusqu’au bout de ce qu’ils ont à dire”. Et, dans la foulée, d’accepter de remettre les clés du destin des corpus en question entre les mains des regardeurs. La démarche brute tient toujours à un fil. Quelle différence fondamentale entre un plasticien qui décide d’emballer le Pont-Neuf (Christo) et un autre qui creuse d’innombrables galeries souterraines dans une forêt du Lot (Jean-Marie Massou encore lui), si ce n’est qu’un maire bienveillant a écouté et laissé faire le second pour que ces géniales excavations puissent un jour faire réfléchir un public élargi sur une société hyper normée? Cette position est également celle de la directrice artistique de La “S”, dont la fonction lui permet d’appréhender cette forge plastique au quotidien. Rouche de préciser: “Il est préférable de parler d’auteurs d’art brut et pas d’artistes car souvent leur travail ne découle pas d’une décision propre mais d’une mission dont ils se sentent investis.

Ermite isolé dans une forêt française, Jean-Marie Massou (1950-2020) est un cas complexe que l’on découvre au Arts et Marges. Si pour certains son cas relevait de la psychiatrie, cet homme en phase avec son biotope a très vite compris la catastrophe écologique qui nous guettait. Musicien, sculpteur, land-artiste, il façonnait aussi des "personnages amis", des photos issues de la culture populaire collées sur des planches de bois, pour se tenir compagnie et conjurer la procréation qu’il percevait comme le grand fléau de notre monde.
Ermite isolé dans une forêt française, Jean-Marie Massou (1950-2020) est un cas complexe que l’on découvre au Arts et Marges. Si pour certains son cas relevait de la psychiatrie, cet homme en phase avec son biotope a très vite compris la catastrophe écologique qui nous guettait. Musicien, sculpteur, land-artiste, il façonnait aussi des « personnages amis », des photos issues de la culture populaire collées sur des planches de bois, pour se tenir compagnie et conjurer la procréation qu’il percevait comme le grand fléau de notre monde. © jean-Marie Massou

Vision panoramique

Pour avoir visité les expositions de Photo Brut BXL -à l’exception, hélas, de la Tiny Gallery, qui propose pourtant une alléchante sélection de tintotypes, cyanotypes et albumines révélateurs de la pratique amateur-, on témoigne du soin méticuleux déployé, de la scénographie aux textes explicatifs, pour servir cette imagerie brute envisagée au sens large -le parcours est également émaillé d’objets et d’installations. À travers une impressionnante variété d’œuvres, le visiteur palpe la densité de ces regards renouvelés sur le monde. Et surtout, il permet d’en comprendre les rouages dont l’extrême sensibilité, plutôt que la fragilité ou la maladie mentale si souvent avancées, n’est pas le moindre. À l’inverse de ceux qui s’autoproclament “normaux”, tout se passe comme si les artistes concernés ne se remettaient pas du choc et de la brutalité d’être au monde. Là où “nous” passons très vite à autre chose, ils restent calés, monomaniaques. Pour amortir le séisme, ils accumulent, entassent, superposent, s’entourent d’images comme de véritables talismans à opposer aux forces dont, anesthésiés, nous ne prenons plus la mesure. En ce sens, Photo Brut BXL peut être envisagé comme un dispositif panoptique abyssal ouvrant sur la psyché humaine.

De nombreux anonymes scandent Photo Brut BXL. Parmi eux, présenté à la Centrale, Zorro, un homme qui s’est mis en scène en se travestissant dans son appartement entre 1940 et 1970. Le cartel de préciser que "l’ensemble, composé d’une centaine de photographies, a été trouvé dans une enveloppe soigneusement conservée à l’abri des regards jusqu’à ce jour". Le tout pour une production emblématique de cette indifférence au regard d’autrui qui souvent traverse la photographie brute. Il est question de démiurgie: un être façonne le monde à son image.
De nombreux anonymes scandent Photo Brut BXL. Parmi eux, présenté à la Centrale, Zorro, un homme qui s’est mis en scène en se travestissant dans son appartement entre 1940 et 1970. Le cartel de préciser que « l’ensemble, composé d’une centaine de photographies, a été trouvé dans une enveloppe soigneusement conservée à l’abri des regards jusqu’à ce jour ». Le tout pour une production emblématique de cette indifférence au regard d’autrui qui souvent traverse la photographie brute. Il est question de démiurgie: un être façonne le monde à son image. © bruno decharme

À la Centrale, il permet de suivre les dédales cérébraux retors de Günter K., homme d’affaires allemand qui restitue sa liaison avec sa secrétaire sous la forme d’un ensemble de photographies, notes de frais et autres tickets de spectacle à la rigueur administrative -un détective privé chargé de le confondre n’aurait pas procédé autrement. Au même endroit, Ichiwo Sugino déroule de sinueux autoportraits dans lesquels son visage est invariablement façonné par du ruban adhésif. Son obsession, il la partage avec Tomasz Machinsky, qui déploie aussi ses autoportraits métamorphosés au Botanique: se faire autre, s’affranchir des frontières du corps. Kazuo Handa, quant à lui, n’a qu’une passion, celle de fumer. Pour servir ce rite consacré, il imagine pipes, fume-cigarettes et cendriers qu’il associe à des images érotiques découpées à même les magazines. S’il est impossible de passer en revue tous les artistes présentés, les images reprises dans cet article sont à comprendre comme les temps forts de Photo Brut BXl, un événement qui sort les yeux de leurs ornières.

Photographe belge et "activiste humain", selon le mot d’Anne-Françoise Rouche, Vincen Beeckman fréquente La Devinière, un endroit de psychothérapie alternative, depuis plus de huit ans. Il y photographie Vincent Polle, artiste brut en son genre, exposé au Art et Marges Musée, dont l’occupation principale consiste à déchirer tout ce qui lui tombe entre les mains. Quelle est la déchirure dont il veut rendre compte? Impossible de le savoir. Parfois, il rassemble les papiers épars et les fait tomber sur lui comme une neige.
Photographe belge et « activiste humain », selon le mot d’Anne-Françoise Rouche, Vincen Beeckman fréquente La Devinière, un endroit de psychothérapie alternative, depuis plus de huit ans. Il y photographie Vincent Polle, artiste brut en son genre, exposé au Art et Marges Musée, dont l’occupation principale consiste à déchirer tout ce qui lui tombe entre les mains. Quelle est la déchirure dont il veut rendre compte? Impossible de le savoir. Parfois, il rassemble les papiers épars et les fait tomber sur lui comme une neige. © vincen beeckman
Le Botanique fait place à Kitsch Catch, une expo jubilatoire revenant sur l’âge d’or franco-belge de cette discipline à travers 300 affiches, photographies, vidéos et images promotionnelles tirées de la collection du musicien Barnabé Mons qui s’est fourni auprès d’anciens catcheurs. L’habillage et la scénographie tranchée sont quant à eux signés par le graphiste Jimmy Pantera, expert en la matière. Le tout pour une source intarissable d’émoi brut, en ce qu’affranchi des normes du bon goût, au sein de laquelle "tout est marqué d’une immoralité surjouée dont personne n’est dupe".
Le Botanique fait place à Kitsch Catch, une expo jubilatoire revenant sur l’âge d’or franco-belge de cette discipline à travers 300 affiches, photographies, vidéos et images promotionnelles tirées de la collection du musicien Barnabé Mons qui s’est fourni auprès d’anciens catcheurs. L’habillage et la scénographie tranchée sont quant à eux signés par le graphiste Jimmy Pantera, expert en la matière. Le tout pour une source intarissable d’émoi brut, en ce qu’affranchi des normes du bon goût, au sein de laquelle « tout est marqué d’une immoralité surjouée dont personne n’est dupe ». © collection barnabé mons

PHOTO BRUT BXL, au Art et Marges Musée, au Botanique, à la Centrale for Contemporary Art et à la Tiny Gallery, à Bruxelles, jusqu’au 19/03. ****

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