Il y a 40 ans, le graffiti new-yorkais débarquait à Bruxelles: retour sur un mouvement qui a changé nos villes

La fresque de Kool Koor au Mirano
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Il y a exactement 40 ans, le graffiti new-yorkais posait un premier pied en Belgique, lors d’une exposition dans une galerie bruxelloise, avant de se propager progressivement. Retour sur un mouvement qui a changé la face de nos villes et a bouleversé le concept d’art dans l’espace public.

L’événement est précisément daté. Du 29 mai au 15 juillet 1984, il y a donc exactement 40 ans, 
la galerie bruxelloise de Maurice Keitelman organisait l’exposition Graffiti! et faisait découvrir au public belge cette nouvelle forme d’expression née sur les murs et alors en plein essor outre-Atlantique. Graffiti! réunissait dix ténors de la première génération de graffeurs new-yorkais, dont certains noms commençaient déjà à circuler en Europe: Jean-Michel 
Basquiat, Keith Haring, Koor, A-One, Lady Pink, Crash, Lee Quinones, Daze, Toxic et Phase 2.

Parmi cette première escouade d’artistes, Charles dit Chuck Hargrove, alias Kool Koor, connu pour ses fresques épiques intergalactiques, a vécu de l’intérieur l’implantation du graffiti en Belgique, puisqu’après le succès de son premier solo show à la galerie Keitelman, en 1985 -année où il est aussi invité à peindre l’espace VIP du Mirano Continental-, il s’est progressivement installé au Plat Pays. « Au début, je faisais beaucoup d’allers-retours, dans un triangle entre New York, la Belgique et l’Italie, où le graff était déjà présent et où j’avais des amis dans la scène hip-hop, retrace-t-il. En 1989, j’ai acheté des meubles. Ça ne voulait pas encore dire que j’allais rester, mais c’était un premier pas. Il se fait que j’avais plus de relations avec des galeristes belges que des galeristes d’autres pays. C’est en Belgique que j’ai eu ma maison, mon atelier, mes enfants sont nés ici, ça fait partie de ma vie. Et aujourd’hui, même si je voyage beaucoup, la Belgique reste toujours ma « boîte aux lettres européennes ». »

Kool Koor en 1990

Écrire son nom

C’est environ dix ans avant son arrivée en Belgique, c’est-à-dire au moment de la naissance du mouvement, que Kool Koor a découvert le graff, en face de chez lui, dans le South Bronx, berceau du mouvement hip-hop dans son entremêlement originel de DJ, MC, breakeurs et graffeurs. « J’avais 12 ans et un matin, en regardant par la fenêtre, je vois sur le mur d’en face qu’une fresque a été réalisée pendant la nuit. C’était des lettres à la bombe. Je ne me souviens pas de ce qu’il était écrit, mais c’était blanc et bleu ciel. Et à ce moment-là, je vois une fille qui habitait dans mon immeuble qui était en train d’écrire au marqueur son propre nom sur le mur. Je lui ai crié par la fenêtre: « Je vais le dire à ta mère! » En réponse, elle m’a traité de tous les noms. Je me suis dit: si elle peut faire ça, moi aussi! Alors j’ai pris un marqueur, je suis sorti dans la cage d’escalier et j’ai commencé à écrire nom « nom » sur le mur -à ce moment-là, c’était Mellow-C. Et là, j’ai réalisé que les murs étaient couverts de tags. J’étais passé plein de fois dans ce couloir et je n’avais jamais remarqué. 
Je suis arrivé au huitième étage et j’ai frappé à la porte de mon meilleur ami dans le bâtiment, avec qui je 
dessinais aussi tout le temps quand j’étais jeune -avant de commencer le graffiti, je dessinais beaucoup de vaisseaux spatiaux, j’étais attiré par la technologie, la science et les civilisations anciennes. Je lui ai demandé s’il avait envie d’aller faire des tags avec moi. C’était A-One. Ça a démarré comme ça. »

Progressivement, Chuck commence à mettre des visages sur les noms qu’il voit tagués dans son quartier. « Le grand frère d’untel, le cousin de l’autre. J’étais en train de découvrir un monde, un mouvement qui était plus grand que moi. Et je voulais absolument faire partie de ça. » Les premières années, il cherche son style de « writer » et adopte le pseudo de Koor, c’est-à-dire rook (la « tour » aux échecs), avec le R et le K inversé -« avec une philosophie derrière: parfois tu dois voir les choses à l’envers pour comprendre« . À 14 ans, 
il rentre à la High School of Art and Design. « Tous les élèves étaient artistes, mais aussi taggeurs et graffeur, venus de la ville entière. Le fait d’être dans une école artistique m’a aidé parce qu’on dessinait tous les jours. On développait des techniques: si tu fais un N par exemple, et que tu le penches sur le côté, c’est un Z. Et avec quelques modifications, ça devient un 2. Un N, avec une ligne en plus, c’est un M, etc. Tu trouves tes éléments-clés et à partir de là tu construits ton propre style. »

Kool Koor, Better Run


À 16 ans, Koor participe à sa première exposition collective en galerie -c’est aussi à 16 ans qu’il se fait arrêter, la seule et unique fois. De fil en aiguille, il rencontre Dolores Neumann, belle-fille et conseillère du collectionneur d’art Morton G. Neumann, qui devient son agent et qui présente son travail au galeriste belge Maurice Keitelman. Quand Koor débarque à Bruxelles en 1985, avec sa double casquette assumée d’artiste professionnel et de vandale, il constate que les rues de la ville sont encore vierges. Pas de tags. Le mouvement se développera dans les années qui suivent, jusqu’à ce que, vers 1990, on puisse vraiment parler de « scène » graffiti.

Révolte

« Ça a commencé vers 1987-88. On a vu fleurir tous ces gribouillis qui ont été très mal interprétés au début », rappelle de son côté Alain Lapiower, qui a dirigé pendant 20 ans l’association saint-gilloise Lézarts urbains et qui a publié en 1997 le livre Total respect: la génération hip-hop en 
Belgique. « Il faut dire que la situation était assez explosive à Bruxelles. On était dans un contexte de véritable révolte de la jeune génération. Une jeunesse principalement issue de l’immigration -dont les parents avaient été invités à venir travailler ici et qui avaient été ensuite jetés comme des vieilles chaussettes, s’étaient retrouvés déconsidérés, méprisés, au chômage parce qu’ils ne trouvaient plus de boulot- mais pas que. Les jeunes de la petite classe moyenne se reconnaissaient dans ce mouvement, ils s’opposaient à un système qui restait très fermé, figé, au niveau de l’enseignement notamment. Mai 68 n’avait quasiment rien changé. La jeunesse se sentait enfermée, elle avait besoin de s’exprimer. »

En 1988, soit un an avant le tube du trio Benny-B Vous êtes fous!, la première grande fresque belge enregistrée par la mémoire de l’Histoire de l’art, et totalement inspirée du style américain, s’affiche sur un mur de la station De Wand: le mot « Aérosol » cerné par deux extraterrestres armés, l’œuvre d’Eros (dont le pseudo est constitué des lettres centrales du mot) et Zone. « Eros, que j’ai bien connu, était d’ailleurs plus attiré par le metal que par le rap. Mais dans les revues de metal, il y avait souvent des illustrations de style graff, précise Alain Lapiower. Il faut aussi souligner que les premières générations de « graffiteurs » ici étaient plutôt des punks, dans les années 80, qui ont commencé à faire des dessins sur les murs. Mais au début des années 90, le hip-hop a bouffé tout ça. Puis des crews se sont développés. Le plus important, entre 1990 et 95, c’était RAB. D’où ont émergé le groupe de rap De Puta Madre et quelques artistes parmi les plus intéressants dans le graffiti et le street art, comme Choc, qui est devenu une légende et qui a brûlé la vie par les deux bouts, Arme, et Sozyone Gonzalez, qui allait devenir une figure emblématique en Belgique. »

Fresque d’Eros, en 1991

Rue et galeries

De son côté, Kool Koor confirme que des quatre disciplines hip-hop, le graffiti était la première. « Parce que ça existait avant le hip-hop, avant les rappeurs. Quand les DJ ont commencé à faire de la musique à l’extérieur avec les MC, ça se passait dans des parcs où il y avait des murs pour jouer au hand-ball et c’était là que se trouvaient les graffitis. Il y avait des graffeurs qui fréquentaient ces soirées et qui taguaient. C’est une fusion qui s’est faite naturellement. Mais à l’origine, le graffiti ne faisait pas partie du hip-hop. » Ce qui n’a pas empêché le graff de s’imbriquer complètement dans un mouvement au départ multidisciplinaire. « Tu ne te limitais pas à une seule chose. Si tu faisais du break, tu étais aussi DJ, poursuit Kool Koor, mais en tous cas tout le monde faisait du graff, tout le monde écrivait sur les murs. Moi j’étais aussi DJ et MC. Mais le break ce n’était pas mon truc. » Pour la petite histoire, en studio, la voix hyper grave de Kool Koor, alliée à son savoureux accent américain, a d’ailleurs été vite repérée par des producteurs de pub. Beaucoup connaissent sans le savoir sa voix, vantant des boissons pétillantes ou des consoles de jeu (« Sega c’est plus fort que toi« , c’est lui) ou assurant les bandes-­annonces de films. Comme beaucoup sans doute sont passés sans le savoir au pied d’une de ses œuvres dans la capitale: l’immense fresque -la plus grande d’Europe- ornant l’IT Tower, sur l’avenue Louise, près de l’abbaye de la Cambre, réalisée avec Alvari et Mino1.

Car en 40 ans, les graffeurs qui avaient pris la ville de force comme support d’expression ont acquis une légitimité d’artistes, jusqu’à être promus par les autorités, à faire l’objet de commandes, à être le sujet de parcours touristiques officiels « street art ». Même s’il a fallu beaucoup de temps pour cette reconnaissance. « C’est un mouvement artistique qui a été créé par des jeunes de moins de 20 ans, relève Kool Koor. Ce qui est difficile à accepter comme quelque chose de crédible par les adultes. C’est maintenant qu’il y a des œuvres qui valent des millions d’euros que c’est considéré comme de l’art.

Arme et Rage, en 1991


« Contrairement à ce que beaucoup de gens disaient, ce n’était pas n’importe quoi,
souligne Alain Lapiower. Il y avait une véritable recherche, mais qui a mis beaucoup de temps à être perçue. La recherche de quelque chose d’immédiat, rapide, frappant. Écrire son nom partout, ce n’était pas que narcissique. Dans un monde qui fonctionnait quasi exclusivement sur la publicité, c’était une manière de jouer avec ça, de comprendre comment ça marche. Les autorités ont été excessivement lentes à la détente, très frileuses, sur la défensive, en ayant toujours peur d’être mal perçues par les gens bien-pensants, de perdre leur électorat. Ils ne se sont pas rendu compte -et je peux le confirmer- que c’était leurs enfants qui faisaient ça. Parce que si les débuts du graffiti ont été très enracinés dans les milieux populaires, par la suite, le mouvement a connu une espèce de gentrification. Dans le milieu du graffiti et du street art, il y a eu de féroces polémiques, dont une des plus importantes était: est-ce qu’il fallait rester sauvage ou entrer en galerie et se vendre? » Avec la possibilité, évidemment, de réussir à combiner les deux. « J’ai assisté à plusieurs vernissages, de graffeurs américains, français ou bruxellois, qui arrivaient bien habillés pour le cocktail. Et puis quand c’était fini, ils sortaient et ils ravageaient le quartier, c’’était leur grand plaisir. Moi je dis: taggeur un jour, taggeur toujours! » « Je sais que je suis toujours un vandale, confirme Kool Koor, parce que tu l’es toujours. Même si ce n’est plus quelque chose que je recherche, je sais que je suis capable de le faire. Ce n’est pas quelque chose que tu peux arrêter. »

Une expo pour retracer 
toute l’histoire

À la rentrée, les six niveaux de l’immense Espace Vanderborght, au centre de Bruxelles, seront investis par Urbanned, une exposition-événement dédiée au street art, mise sur pied par la galeriste parisienne Magda Danysz, spécialiste du sujet. Les pionniers américains Crash, Futura, Rammellzee, Kool Koor ou A-One, des grands noms des générations suivantes comme Shepard Fairey, Vhils et JR, et bien sûr des locaux comme Sozyone, Jaba, Rage et Bonom seront de la partie parmi une cinquantaine d’artistes issus de quinze pays. Le rendez-vous est pris.

Urbanned: du 13/09 au 15/12 à l’Espace Vanderborght, Bruxelles.

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