IA et photographie: menace ou outil d’exploration? Réponse en images avec l’expo AImagine

L’expo AImagine prouve que chaque image générée par l’IA condense des heures de recherches, d’expérimentations et d’ajustements. Loin du fantasme du double clic magique. © Justine Van den Driessche
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

La photographie peut-elle survivre à l’IA? L’expo AImagine, à Bruxelles, montre comment la «promptographie» élargit le champ de l’image de façon inattendue.

Avec l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle, la photographie survivra-t-elle à un monde dans lequel le nouveau processus de fabrication de l’image se réduit à quelques lignes de texte? L’exposition AImagine, au Hangar à Bruxelles, s’empare intelligemment de cette problématique en dépassant les clichés du deepfake et de la manipulation. A travers 18 projets signés par des photographes contemporains, la proposition révèle une autre facette de l’IA, perçue non plus comme une menace pour la photographie mais comme un outil d’exploration.

Dès sa conception, en février 2024, le choix de cette thématique relevait du pari. «Nous savions que nous prenions le risque de nous mettre à dos une partie du monde de la photographie qui voit l’IA comme un danger… mais nous ne pouvions pas l’ignorer», raconte Delphine Dumont, cocuratrice de l’exposition. Face à la montée en puissance de l’IA dans les pratiques artistiques et au sein même du photojournalisme, l’équipe curatoriale du Hangar décide de prendre le sujet à bras-le-corps. Mais comment exposer des images qui sont davantage des données visuelles recomposées à partir d’archives numériques que de véritables photographies ? Une méthodologie hybride est adoptée. Soit, une sélection rigoureuse de talents combinée à un open call qui dessinent rapidement un fil rouge : loin de donner dans «l’hypertrucage», les propositions retenues approchent la mémoire, l’archive et la transmission.

«Nous savions que nous prenions le risque de nous mettre à dos une partie du monde de la photographie qui voit l’IA comme un danger… mais nous ne pouvions pas l’ignorer»

Sans doute pour cautionner la réflexion, l’équipe sollicite Michel Poivert, historien de la photographie reconnu et ardent défenseur du retour à l’analogique. Son recrutement relève presque de la provocation. L’éminent spécialiste a relevé le défi en posant un regard critique sur ces nouvelles pratiques. Il tranche : «postphotographes ou néophotographes, « promptographes » plus certainement, les artistes nous offrent ici une approche alternative des images à l’heure de l’économie de l’attention. Pour eux, on ne peut plus regarder sans imaginer

IA, images et émotions

«Promptographie», le mot plane sur l’accrochage qui cerne le mode de fonctionnement text-to-image des IA génératives. «Nous avons trouvé ce mot pour qualifier ces œuvres qui ne sont ni des photos, ni de simples illustrations, mais des images issues d’un prompt, d’une injonction textuelle.» Cette inversion du processus créatif traditionnel soulève de nombreuses interrogations. Si la photographie s’appuie sur le monde réel, qu’en est-il de ces images conçues sans référent tangible? Peuvent-elles être considérées comme des œuvres à part entière?

Plus crucial encore: ces images peuvent-elles émouvoir? Dans La Chambre claire, Roland Barthes distingue le studium –la lecture rationnelle d’une image, son contexte, son intérêt documentaire– et le punctum –ce détail qui nous transperce, nous bouleverse, provoquant une émotion intime et subjective. Nombreux sont ceux qui pensent que l’IA est incapable d’injecter ce punctum dans ses productions. L’image générée ne serait qu’un assemblage froid de pixels, sans intensité véritable.

 

«Les artistes offrent ici une approche alternative des images à l’heure de l’économie de l’attention.»

AImagine nuance cette vision en exposant des artistes se servant de l’IA pour réveiller nos imaginaires. Ainsi de Claudia Jaguaribe, photographe brésilienne, dont le travail illumine l’exposition. L’artiste a consacré quatre ans de recherche à un projet visant à reconstituer les visages de femmes résistantes oubliées de l’histoire de son pays. Travaillant avec une historienne, elle a cherché des traces de ces figures féminines du XVIe au XVIIIe siècle, souvent absentes des archives iconographiques. L’IA lui a permis de donner corps à ces destins anonymes, en recomposant leurs visages à partir des données historiques disponibles. Pour ce faire, Jaguaribe a dû nourrir l’algorithme avec des photographies d’époque, des peintures, des descriptions littéraires et un travail minutieux sur les textures et les lumières.

L’Américain Michael Christopher Brown, habitué du reportage sur le terrain, a quant à lui utilisé l’IA pour reconstituer visuellement un reportage qu’il n’a jamais pu réaliser: celui des migrants cubains tentant la traversée dangereuse vers la Floride –pour cause, les donner à voir, c’est leur faire courir tous les risques. Travaillant à partir de centaines de témoignages récoltés, il a généré une série d’images qui ne prétendent pas être des documents, mais qui traduisent une réalité jusque-là invisible, celle des récits fragmentaires de ceux qui ont survécu. En combinant ses propres photographies de Cuba, sa connaissance intime du pays et la puissance évocatrice de l’IA, Brown crée un nouveau type de journalisme visuel, un journalisme de la mémoire, où l’image comble l’absence et donne à voir ce qui ne peut être capté par un appareil photo.

Les œuvres exposées témoignent du fait que l’IA, en tant qu’outil artistique, n’est pas neutre. Ici Un mariage druze à Ras Baalbeck, de Isidore Hibou.

Les visuels produits par l’IA, moins glorieux

Enfin, le travail d’Alexey Yurenev, photographe d’origine russe, interroge directement la manière dont l’IA manipule notre perception historique. Il s’est intéressé aux souvenirs de son grand-père, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, qu’il n’a jamais connu. En générant des images du conflit à partir de descriptions familiales et d’archives, il s’est aperçu que les visuels produits par l’IA étaient moins glorieux, moins héroïques que l’imaginaire collectif façonné par Hollywood. Là où l’iconographie cinématographique a toujours embelli le chaos de la guerre, les images IA produisent des visages brisés qui ne sont pas sans évoquer les toiles de Francis Bacon. Mieux encore: en montrant ces images à d’anciens vétérans russes, Yurenev a observé un phénomène troublant. Ceux-ci reconnaissaient des émotions, des sensations enfouies, comme si ces photos les replongeaient dans leur propre passé.

Les œuvres exposées témoignent du fait que l’IA, en tant qu’outil artistique, n’est pas neutre. Son langage visuel est profondément influencé par les bases de données sur lesquelles elle s’entraîne. Or, ces bases sont majoritairement biaisées par des représentations issues de la culture hollywoodienne, des filtres Instagram et des canons esthétiques occidentaux standardisés. Réalisant cela, les artistes d’AImagine ne se contentent pas d’utiliser l’IA, ils la détournent, la poussent dans ses retranchements pour la forcer à créer autre chose que des visuels préconçus. Avec une évidence pour corollaire: chaque image générée condense des heures de recherches, d’expérimentations et d’ajustements, loin du fantasme du double clic magique qui suffirait à créer une œuvre aboutie.

Sans trancher, l’exposition ouvre des pistes: si l’IA ne remplace pas la photographie, elle la prolonge et la transforme en la faisant glisser vers d’autres territoires. Et c’est là, peut-être, la substance de cette véritable mutation qui entraîne trois grandes questions dans son sillage: le statut des œuvres, les droits d’auteur et l’impact écologique.

AImagine Photography and generative images

Jusqu’au 15 juin au Hangar, à Bruxelles.

 La cote de Focus: 3/5

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