« Contre nature », l’exposition de Michel François: un coup de génie
Avec Contre nature, une exposition balayant 40 ans de pratique, Michel François prouve combien son travail désamorce les gravités et les pesanteurs. À l’impraticable, cette œuvre est tenue.
En plein montage de sa nouvelle “rétro-prospective” -c’est ainsi qu’il a baptisé cet évènement qui prend place à Bozar en offrant une reconfiguration de quatre décennies d’un corpus plastique aussi cohérent que dense et exemplaire-, Michel François (Saint-Trond, 1956) grille une cigarette sur le balcon. L’air froid et le ciel gris poussent l’intéressé, dont l’allure générale et la façon de parler ne sont pas sans rappeler l’acteur Olivier Gourmet, à livrer les clés de sa pratique. “Le défi qui traverse mon travail, c’est de s’attaquer à des sujets très pesants, des thématiques impossibles à traiter: la guerre, la surveillance, la souffrance, l’usure, le gaz, voire les ressources naturelles… Mon objectif est de voir si, malgré tout, je peux apporter une forme de légèreté, de poésie, à ces éléments qui n’en contiennent au départ pas du tout. Je me plante souvent, mais je ne cesse d’essayer”, commente celui qui s’est également beaucoup intéressé à la friction, l’abandon et la trace à travers leurs occurrences les plus triviales (le savon qui s’use, le bâillement qui expose le visage à une perte de contenance…). C’est dans le sens d’un allègement que se comprennent, par exemple, les installations qu’il range sous l’étiquette Panopticon -on retrouve l’une d’entre elles dès le début de Contre nature.
De quoi s’agit-il? Initialement d’un dispositif d’architecture carcérale conçu par Samuel Bentham à la fin du XVIIIe siècle. La structure en question repose un principe d’observation radicalisée. Celle-ci est érigée sous forme de tour centrale qui permet de scruter en permanence les différentes cellules qui lui font face, abolissant ainsi toute vie privée. Pour le concepteur de cette machine infernale, le panoptique possède l’avantage de mettre “des centaines d’hommes dans la dépendance d’un seul, en donnant à ce seul homme une sorte de présence universelle dans l’enceinte de son domaine”. En remplaçant le verre de l’édifice initial par du miroir, Michel François crée l’une de ces significatives inflexions dont il est friand. Même si dans le cas précis, le soulagement est de courte durée. Au regard unique de l’invention de Bentham se substitue le regard, certes plus démocratique, de tous, qu’il n’est pas interdit de considérer comme une métaphore des réseaux sociaux. L’intéressé de préciser: “On est tous confrontés aux limites. Nous ne pouvons pas tout faire. L’avantage de l’artiste, c’est de pouvoir passer du temps à fréquenter ces frontières et à les nommer. Traverser les murs, cela donne du sel à la vie.”
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Poétique géopolitique
La carrière de Michel François est une intarissable source d’inspiration pour quiconque veut faire de la création son métier. À 28 ans, alors qu’il avait l’habitude d’enchaîner les travaux alimentaires -peindre des murs sur des chantiers-, il décide de ne plus se consacrer qu’à l’art. “Qui va croire en toi si toi-même tu ne le fais pas?”, lui a glissé le critique d’art Pierre Loze en guise d’étincelle. Après trois années de serrage de ceinture, son travail rencontre le succès escompté pour pouvoir en vivre. Le tout sans jamais transiger sur l’exigence des pièces proposées -en raison du recyclage dont elles procèdent et des échos qu’elles font vibrer à l’intérieur du corpus, chacune d’elles témoigne d’une ambition de démiurge ayant dépassé les compromissions imposées par le marché de l’art. La recette? Un subtil mélange d’humilité, afin de pouvoir se remettre en question, et d’orgueil, nécessaire pour continuer à croire en soi.
Lorsqu’on découvre Contre nature, le caractère “in progress” du parcours structuré en six sections (Blind Spot, Hétérotopies, Pièce à conviction…) n’empêche pas de constater le foisonnement à l’œuvre dont cet article n’enregistre que quelques incomplètes fulgurances. La première vision que l’on prend de l’exposition? Un panneau technique, sorte de coulisse d’une image que le visiteur ne devine encore qu’à travers le rayonnement lumineux qu’elle émet par le biais de trois écrans led. Il est question de Mud Volcano, une séquence filmée en Azerbaïdjan montrant des émanations de gaz naturel à travers des surfaces de boue et d’argile. Les poussées en question forment des bulles dans lesquelles se reflète l’environnement direct, qu’il s’agisse du ciel ou de la personne qui filme. Bien entendu, cette “situation optique” est éphémère, elle éclate comme un écho larvé aux tensions qui entourent l’extraction des ressources naturelles. Tout le génie de Michel François est d’aborder une question géopolitique aussi sensible à travers un prisme inédit dont la matière même, l’argile, renvoie à la sculpture. Il en va de même lorsqu’il évoque les belligérants qui s’affrontent sur le sol syrien. La proposition s’apparente à un magnifique diagramme sculpté à même un mur qualifié de “martyr”, soit l’évocation d’une violence inextricable dont une poussière résiduelle laissée à même le sol rend compte.
Une salle plus loin, c’est un Jardin contre nature qui est déroulé. François y décompose le paysage à la faveur d’un herbier fixé sur de la tôle grâce à des bandes magnétiques noires. Au milieu de la pièce, l’eau est figurée par des sortes de concrétions en résine accrochées au plafond, dont la transparence suggère l’eau, celle-là même qui manque aux feuilles fixées aux murs. On pointe aussi la confrontation, orchestrée sur un socle en asphalte, entre un temps long, celui d’un bloc de sel témoignant de l’époque où l’Allemagne était recouverte par un océan, et l’instantanéité des ravages provoqués sur ce dernier par une goutte d’eau s’écoulant toutes les 5 secondes d’une bouteille suspendue. Les deux temporalités rendues ainsi antagonistes relèvent du coup de génie.
Contre nature ****, de Michel François, du 16/03 au 21/07 à Bozar, Bruxelles.
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