Brecht Evens exposé à Cherbourg et La Louvière: «Je fais des trucs que je ne me pensais pas capable de faire. C’est intense»

L’été de Brecht Evens sera chargé.
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Brecht Evens squatte l’été: Le Repaire de la Méduse à Cherbourg et surtout une expo à La Louvière, qui salue dix ans d’estampes au croisement du roman graphique et de l’art.

«On peut changer de place?» A l’étage du bar-tabac La Gitane, dans le XIXe arrondissement parisien, à deux pas de la station de métro Jourdain, Brecht Evens (Hasselt, 1986) s’installe puis se ravise. Face à lui, un miroir tapisse tout un pan de mur. Son reflet l’incommode. «Je préfère ne pas me voir», glisse-t-il en esquissant un sourire presque désolé. Il ne s’agit pas de coquetterie. Juste d’un malaise diffus, d’un refus de la mise en scène peut-être exacerbé par une époque gagnée au selfie. Loin de tout ego trip, l’auteur belge des Rigoles (Actes Sud, 2025) et du Roi Méduse (Actes Sud, 2024) cultive un rapport au monde décalé et à fleur de peau qui transparaît dans chaque détail, dont celui-là.

Epreuve pour la couverture du Roi Méduse.

Grand, un peu voûté, les cheveux en bataille et les mains souvent portées au front, Brecht Evens ne passe pas inaperçu. Un journaliste du Monde a vu en lui le Courbet du célèbre autoportrait, celui où le peintre, l’œil fixe, se saisit la tête dans un geste dramatique. Même intensité inquiète, même tension dans le corps. Pourtant, chez ce compatriote installé à Paris, les gestes sont fluides, le rire fréquent, presque juvénile. Il parle vite, digresse, s’emballe. Comme si ses idées prenaient forme en volutes, au gré d’une pensée arborescente.

Pour préciser celle-ci, l’auteur de Panthère (Actes Sud, 2024) recourt souvent au stylo de l’intervieweur, n’hésitant pas à griffonner des petits croquis dans les marges d’une feuille remplie de tant de questions que l’on n’en posera même pas la moitié. Ce stylo, qu’il s’approprie quasi sans y penser, fonctionne comme une interface rassurante. Un objet transitionnel au sens où l’entendait Donald Winnicott: ni tout à fait à lui ni tout à fait extérieur, mais un pont entre son monde intérieur foisonnant et le réel souvent trop frontal. Pour Brecht Evens, recourir au dessin, c’est à la fois se protéger et s’expliquer, repousser un peu l’entretien tout en l’ouvrant autrement. Le dessin comme voile léger, paroi poreuse. Une manière de dire sans se livrer, de montrer sans s’exposer.

Son univers, saturé de chromatismes hallucinés et de foules entremêlées, semble toujours en mouvement. Insaisissable. Et c’est peut-être pour cela qu’il faut trois lieux pour tenter d’en cerner les contours: ce café de quartier à deux pas de chez lui où il nous a donné rendez-vous; l’atelier de Michael Woolworth, repaire d’artisan où Evens s’est mis à graver comme on entre en retraite; et enfin La Louvière, au Centre de la gravure et de l’image imprimée, dans lequel dix ans d’estampes racontent en creux la métamorphose d’un dessinateur devenu plasticien à part entière… sans cesser néanmoins de rester dessinateur. Vous suivez?

Un artiste en feu

L’atmosphère calme de la mezzanine de La Gitane, à peine troublée par les percussions feutrées du patron qui prépare les cafés en contrebas –tasses empilées, vapeur sifflante, cliquetis de cuillères sur le zinc– pousse le Limbourgeois à la confidence. Le lieu, un brin suranné, semble suspendu hors du temps, parfait pour accueillir les fulgurances d’un artiste en pleine poussée créative.

«Il y a toujours ce petit moment où tu te dis: est-ce que j’ai tout foiré ou pas?»

Ce n’est pas un hasard s’il vit aujourd’hui à Paris. «En Flandre, le milieu de la BD est petit. On se connaît tous, on lit les mêmes choses. C’est un peu consanguin», glisse-t-il sans animosité. Ce qu’il vient chercher ici, dans la capitale française, c’est l’altérité, le frottement avec d’autres disciplines, d’autres énergies. «Moi, ce qui m’excite, c’est de voir autre chose. L’art contemporain, la peinture, des trucs très différents. Je ne veux pas rester enfermé dans un entre-soi.»

«Je suis dans une période un peu bizarre, enchaîne-t-il en se passant la main dans les cheveux. J’ai arrêté de fumer il y a un an et demi, et c’est comme si toute l’énergie que je mettais dans la clope s’était déplacée. Maintenant, je travaille tout le temps. Je grave, je peins, je dessine. Je fais des trucs que je ne me pensais pas capable de faire. C’est intense. Parfois, c’est un peu flippant.» Ce trop-plein affleure dans le rythme de sa parole, dans les gestes amples qu’il trace en l’air, comme s’il dessinait déjà quelque chose. L’abstinence a libéré un courant continu, une frénésie de production qui semble irrépressible. «Je me lève, je bosse. Je sors à peine. J’ai tout le temps des images en tête.» C’est vrai: on le sent fébrile.

Cette énergie nouvelle chemine de pair avec la gravure. Un médium qu’il découvre véritablement au contact de l’imprimeur Michael Woolworth. Niché, quelques stations de métro plus loin, dans une cour calme du XIe arrondissement. L’atelier s’apparente à un sas de décompression. A peine passé le seuil, le bruit étouffé des presses à bras centenaires berce le visiteur. Des rouleaux de papier japonais, des pierres lithographiques, des encres épaisses, des outils en bois patiné, des échantillons de couleurs collés sur des colonnes: tout ici respire la matière et la lenteur.

C’est d’abord à pas mesuré, dans le cadre de l’élaboration de l’album Les Rigoles, à la suite de la parution d’un Travel Book Louis Vuitton sur Paris, que Brecht Evens s’est pris de passion, vers 2016, pour les papiers texturés, les gestes d’un autre temps. Puis très vite, c’est la fièvre. Pendant le confinement, Evens se rend à l’atelier presque chaque jour, grave à un rythme frénétique, comme on tiendrait un journal de bord. Loin de la tablette graphique ou du carnet nomade, il se confronte à la rigueur du tirage, à la résistance des outils, à la temporalité propre de la presse. «J’ai besoin d’un lieu physique, d’un endroit précis, pour que les choses sortent. L’atelier, c’est devenu ça pour moi.»

Sur place, Paul Moragues, assistant de Michael Woolworth, confirme: «Au moment du confinement, Brecht avait son couvert ici, il était comme en demi-pension.» L’intéressé constate que l’impression a enrichi le travail de ce génie du lavis. «L’impression a apporté à la fois de la vibrance et de l’homogénéisation à son œuvre», ajoute-t-il.

Mais ce qui frappe, c’est la manière dont Brecht Evens a retourné le processus de l’estampe. Là où nombre d’auteurs de bande dessinée créent une estampe à partir d’un dessin achevé –pour diffusion ou pour le plaisir d’une variation–, lui fait exactement l’inverse. Il grave en amont et ce travail devient le point de départ d’un récit plus vaste. «Je ne prends pas une planche de BD pour en faire une estampe. Ce serait, pour moi, une perte. Au contraire, je fais des estampes qui nourrissent ensuite mes livres. C’est dans ce sens-là que ça fonctionne.»

Brecht Evens au travail.

La gravure agit ainsi comme un catalyseur. Elle précède la narration, l’ouvre, l’excite. Elle permet le lâcher-prise tout en imposant une contrainte technique, un format, un geste. Elle donne forme à l’informe, offre une matière à penser. Pour Evens, c’est une matrice: «Ce sont des images qui créent des mondes, pas l’inverse.»

Il est d’ailleurs flagrant de constater les nuances narratives que confèrent les choix d’impression opérés. Lesquels choix nécessitent une faculté d’anticipation étonnante. «Ce n’est pas comme quand tu peins librement, en mode expressionniste. Là, chaque décision t’enferme dans un chemin. Tu gravis une montagne, puis tu découvres que tu n’es pas sur la bonne. C’est un jeu d’échecs où tu dois anticiper six coups à l’avance. Il faut que tout marche: les typons, les couches de couleur, la cohérence du dessin… Il y a toujours ce petit moment où tu te dis: est-ce que j’ai tout foiré ou pas?», analyse l’artiste. 

«L’impression a apporté à la fois de la vibrance et de l’homogénéisation à son œuvre.»

Preuve par dix

La boucle visuelle se referme, quelques jours plus tard, à La Louvière. Au Centre de la gravure, l’exposition Brecht Evens est pressé orchestre une plongée dans dix années de production à la frontière du roman graphique et de l’estampe. Pas une rétrospective figée, plutôt un labyrinthe sensoriel dans lequel les différentes salles déploient les pans variés –nocturnes, aquatiques, ludiques…– de l’univers de l’auteur. La scénographie, articulée autour de 64 reproductions, multiplie les circulations et les percées visuelles.

Le titre, qui évoque bien sûr les incontournables presses à bras de l’atelier Woolworth, s’amuse de sa polysémie, tant il est évident qu’Evens est avide de vivre, de produire, d’assembler les signes. Un fil narratif traverse l’ensemble, celui du Roi Méduse, personnage central devenu moteur d’un projet de bande dessinée qui, de one-shot, s’est mué en trilogie.

Dès l’entrée, des transferts de poissons apposés sur les baies vitrées évoquent un aquarium onirique. Plus loin, une série d’épreuves en gamme ascendante révèle la fabrication d’une estampe, du noir initial au foisonnement final. Deux versions d’une même couverture du Roi Méduse illustrent comment les choix techniques infléchissent la narration.

Le parcours rend sensible une intense dynamique de création. L’accrochage mêle formats monumentaux et séquences plus intimes, improvisations colorées et compositions d’une précision maniaque. Partout, une même tension: entre maîtrise du trait et débordement expressif.

Ainsi de la Mappemonde de la poésie lyrique (2016), véritable carte mentale du monde selon Evens. Une géographie mouvante où se côtoient pulsions sombres, scènes de liesse, figures mythiques et visions hallucinées. Le tout pour une cartographie intérieure, très personnelle, faite d’éclats et de chaos mais d’une cohérence frappante.

On pense aussi à L’Eau douce (2018), une estampe en forme de plongée en apnée dans une hallucination chromatique. Une silhouette rouge traverse un monde aquatique saturé de détails, happée vers les profondeurs. La lumière ruisselle d’en haut, fragmentée en motifs optiques quasi abstraits, tandis que poissons, plantes et méduses composent un théâtre foisonnant aux couleurs irréelles. Tout semble vivant, en expansion, un monde sous-marin rêvé de l’intérieur. L’œuvre, traversée par la solitude de la figure centrale, suggère, à l’image de l’œuvre tout entière d’Evens, l’émerveillement dans l’engloutissement.

Brecht Evens est pressé, 10 ans d’estampes

Jusqu’au 23 novembre au Centre de la gravure et de l’image imprimée, à La Louvière.

La cote de Focus: 4/5

Brecht Evens – Le Repaire de la Méduse

Jusqu’au 16 novembre au Musée Thomas Henry, à Cherbourg-en-Cotentin.

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