Elon Musk, nouveau maître du monde?
En rachetant Twitter, Elon Musk prend non seulement le contrôle d’un des principaux réseaux sociaux mais s’offre surtout un super mégaphone pour ses idées libertariennes. Et tant pis pour la démocratie…
Au terme d’un suspense juridico-financier digne d’une série Netflix, Elon Musk a donc fait main basse sur Twitter, le réseau social des décideurs aux 237 millions “d’utilisateurs journaliers actifs”. L’homme le plus riche du monde ajoute ainsi un étage à la fusée de ses activités florissantes dans l’industrie automobile (Tesla), dans les télécommunications (Starlink) ou dans l’aérospatial (SpaceX).
Un investissement comme un autre de la part d’un entrepreneur soucieux de diversifier son portefeuille d’actifs? Pas vraiment. Le milliardaire se “contentait” jusqu’ici de façonner nos modes de vie présents et futurs en imposant la voiture électrique ou en projetant de coloniser Mars comme d’autres planifient leurs prochaines vacances. Avec Twitter, il s’attaque à une ressource d’une autre nature: nos imaginaires.
L’industriel américain ne s’en cache pas, il entend imposer sa vision du monde par tous les moyens. Un projet quasi messianique emballé dans les habits d’une coolitude geek décomplexée où se mêlent idées libertariennes, esprit potache, doctrine ultralibérale, transhumanisme et une conception très élastique de la liberté d’expression, poreuse aux thèses complotistes comme à la désinformation. Autrement dit: le far west de la pensée dont Trump serait le shérif. En partageant sur “son” réseau une rumeur fantaisiste sur l’agression du mari de la cheffe des démocrates au Congrès Nancy Pelosi colportée par un site conservateur habitué aux fake news, le patron de Tesla a donné le ton et précisé indirectement ce qu’il entendait par l’oiseau bleu (l’emblème de Twitter) “est libéré”: libéré de la dignité, de la vérité, des faits, de la raison.
On peut parler de coup d’État démocratique à bas bruit mené par les nouveaux moguls de la société digitale, dont le pouvoir réel (en termes de richesse) et symbolique (par la maîtrise des principales fabriques d’opinion) surpasse bien souvent celui des gouvernements élus. Un exemple concret: Facebook bannit les seins nus, même quand il s’agit d’une campagne de prévention contre le cancer ou d’une œuvre d’art, alors que la loi -du moins en Occident- ne l’interdit pas. Une pudibonderie qui serait anecdotique dans le cas d’un journal de seconde zone mais qui pose question quand elle est décidée par un média consulté par près de deux milliards d’individus par jour. Avec une telle audience, la création de Mark Zuckerberg -mais ça vaut aussi pour TikTok, Google ou Apple- est en mesure de définir les limites de la moralité, et plus largement de façonner les esprits. Et ce sur tous les sujets de société sensibles comme le racisme, le climat, les questions de genre, etc. D’où la crainte de voir le nouveau roi du pétrole numérique, au nom du fantasme que toutes les expressions se valent et s’équilibrent, laisser le champ libre aux gazouillis toxiques des bonimenteurs. Ce qui reviendrait à jeter de l’huile sur le feu déjà incontrôlable des passions tristes, pour citer Spinoza.
Contrairement à leurs prédécesseurs du XXe siècle, les Carnegie, les Rockefeller, qui avaient la décence de limiter leur interventionnisme à la charité, au mécénat et à l’architecture, les “bienfaiteurs” actuels se voient en nouveaux maîtres du monde. Leurs discours et leurs actes trahissent une volonté de se substituer aux États: Bill Gates joue au ministre de la Santé en orchestrant la campagne contre le Covid, Elon Musk se prend pour le Secrétaire général de l’ONU en proposant des solutions farfelues au conflit en Ukraine. Des actes politiques mais sans les responsabilités qui vont avec. Et surtout sans la légitimité démocratique des urnes. La confusion des genres est totale et les conflits d’intérêts jamais loin: quand il fait la promotion du métavers, Zuckerberg parle-t-il au nom de Meta, l’entreprise cotée en bourse, ou partage-t-il sa vision du futur comme n’importe quel internaute?
Il est urgent que, par orgueil ou par sens du devoir, les politiques se réveillent pour reprendre la main et imposer des garde-fous aux ambitions plus ou moins bien intentionnées de ces démiurges. L’enjeu? Éviter la privatisation des affaires publiques d’une part, de nos consciences de l’autre.
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