Sur les réseaux sociaux, pas de fumée sans feu: la pierre de Netflix à l’édifice

Les jeunes Belges consacreraient en moyenne neuf heures par jour aux écrans. © netflix
Nicolas Bogaerts Journaliste

Malgré ses lacunes, le documentaire Netflix Derrière nos écrans de fumée engage une discussion fondamentale sur la place des réseaux sociaux dans notre vie et la valeur du temps que nous leur consacrons.

Depuis sa diffusion sur la plateforme de téléchargement Netflix, le documentaire Derrière nos écrans de fumée (The Social Dilemma), signé Jeff Orlowski, a soulevé autant d’enthousiasme que de critiques autour de son dispositif narratif, de son analyse des causes et des conséquences de la violence en ligne, de la dépendance grandissante à nos écrans et des solutions qu’il préconise. Il réunit les témoignages de plusieurs acteurs clés dans l’émergence et l’avènement des nouvelles technologies, ayant tous quitté leur poste: Tristan Harris (Google), Jaron Lanier (expert en réalité virtuelle), Justin Rosenstein (cocréateur du bouton like de Facebook), Tim Kendall (créateur de Pinterest) et des chercheurs, universitaires et humanistes spécialistes de l’assuétude aux écrans et de l’intelligence artificielle. Tous dressent un constat alarmant et mettent en garde: coupez tout ou conscientisez-vous, ou ce sera la guerre civile. Rien de moins.

L’u0026#xE9;ducation et l’encadrement font toujours office de ru0026#xE9;gulateur et de baromu0026#xE8;tre.

Les interviews alternent avec une partie fiction qui dramatise volontairement les effets des réseaux et de leur accoutumance, relancée à coup d’algorithmes sur mesure qui maintiennent l’attention, sur les enfants d’une famille type de la middle class américaine. Chercheur en technologies et communication à l’université de Washington, Pranav Malhotra s’exprimait à ce propos dans les pages du magazine en ligne américain Slate: « Même si The Social Dilemma tente d’élever notre conscience autour de problématiques importantes telles que l’éthique et la responsabilité des concepteurs et la protection des données privées, il se contente de ressasser des lieux communs érodés (et peu effectifs) qui font de la technologie la seule racine du mal, notamment envers les enfants. »

La plus jeune fille de la famille subit, jusqu’à la dépression, la tyrannie des apparences dictées par les influenceuses et les applications qui gomment les imperfections du corps féminin, reproduisant les éternelles injonctions à entrer dans le moule. Le fils, lui, sombre après un échec amoureux dans l’isolement et l’apathie, secoués par l’adhésion amère, nourrie par les algorithmes, à des théories du complot dont il ne maîtrise ni les tenants ni les aboutissants.

« Le côté fictionnel apporte de la pédagogie parce qu’il polarise. Les codes de la fiction sont sans doute plus à même de capter l’attention des plus jeunes », temporise Damien Van Achter, spécialiste des réseaux, dont il a été un des pionniers en Belgique, et créateur d’un labo de journalisme, communication, relations publiques et éducation aux médias (Pilote.Media).

Que disent les chiffres sur la relation des jeunes Belges aux écrans? Selon une synthèse de rapports communiquée en 2018 par le CHU de Liège dans son vade mecum « Le bon usage des écrans », les jeunes y consacreraient en moyenne neuf heures par jour. Parmi eux, 90% sont inscrits sur les réseaux sociaux, 12% des 10-19 ans ont déjà envoyé une photo à caractère sexuel à quelqu’un d’autre. Et, globalement, entre 5 et 14% seraient « en danger » à cause d’un usage excessif d’écran. Dépression, obésité, trouble du sommeil, sécheresse oculaire, maux de tête, troubles musculo-squelettiques. La liste des dommages potentiellement causés par un usage prolongé et problématique des écrans est suffisamment peu amène pour relativiser la dramatisation à outrance dont se pare le documentaire.

Repentance tardive

Les premiers anges de la technologie 2.0 qui se succèdent à l’écran pour nous mettre en garde contre la vipère qu’ils ont nourrie en leur sein nous disent, la main sur le coeur, qu’ils étaient persuadés d’avoir enfanté des licornes qui mèneraient le monde vers plus de convivialité. Pour Damien Van Achter, ça ne manque pas de sel: « Cela me fait penser aux repentis de la mafia, à des Toto Rina qui balancent leurs anciens potes et leur organisation tout en continuant à profiter des fruits de leurs actions passées. Le documentaire a sans doute été conçu en partie pour redorer les blasons. Et pour amener des gens à s’intéresser à la fondation de Tristan Harris, le Center for Humane Technology. Ce n’est pas dénué d’intérêt. Cela dit, même tardif, le constat qu’ils font est fondamentalement celui que je partage: je vis de ces réseaux, dans mon métier et ma relation avec mes proches, ma communauté. Il peut y avoir un côté schizo à poser un regard critique sur leur fonctionnement tout en en vivant. » Il n’en reste pas moins que le documentaire ne donne jamais la voix à celles et ceux (Safiya Noble, Sarah T. Roberts…) qui, depuis une dizaine d’années, posent un regard critique sur la manière dont les inégalités sociales, ethniques et de genre sont structurées et amplifiées par le business model des grandes compagnies telles que Twitter ou les Gafa (Google, Facebook…), plutôt que créées ex nihilo par leurs algorithmes.

« Les machines ne font rien d’autre que ce que les humains leur demandent de faire, rappelle Damien Van Achter. Ces biais algorithmiques ne sont pas organiques, ils sont conçus par des humains et, donc, traduisent leurs visions du monde, leurs biais. » Dans un contexte où prospère dramatiquement le harcèlement en ligne, qu’il soit à l’encontre des ados, des femmes, de « l’autre », où la Covid-19 nous rend plus techno-dépendants et où l’élection présidentielle américaine se déroule dans un contexte de polarisation aiguë, la question est en effet brûlante mais ne devrait pas nous éloigner d’une analyse lucide: c’est lorsque les inégalités, la montée des violences réelles ou symboliques dans le monde croisent les fonctions exponentielles des réseaux qu’elles sont amplifiées.

L’étonnement que les repentis de la tech expriment face à ce qu’ils décrivent comme une dérive de l’utopie originelle vers la dystopie orwellienne qui pointe à l’horizon a quelque chose de naïf: si leurs équipes avaient inclus une réelle diversité des points de vue, des origines et des genres, au moins les réponses aux discours de haine et aux dérives qu’ils pointent aujourd’hui auraient pu être anticipées. Quant aux solutions, bien sûr que couper les notifications des applications est nécessaire. On peut aussi quitter les réseaux, comme certaines femmes journalistes ont été contraintes de le faire. Retrouver le chant des oiseaux, les interactions réelles. Damien Van Achter, lui, propose une via media: « L’éducation et l’encadrement, à commencer par la maison, font toujours office de régulateur et de baromètre. Ce documentaire, qui est diffusé sur Netflix, ce qui est tout de même cocasse, aurait dû arriver un peu plus tôt pour être totalement crédible et légitime. Etre emballé par la techno tout en développant une culture numérique critique de ces outils, c’est ça le plus important. Rester capable de mettre ces réseaux au service d’une intention ou d’objectifs nobles qui ne se résu- ment pas à alimenter la machine et les publicitaires. »

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