Sorrentino: « Critiquer l’Église n’est ni ma priorité ni ma mission »

© DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec The Young Pope, Paolo Sorrentino rejoint le cercle des réalisateurs de cinéma de renom s’étant essayés à la série télévisée. Et s’invite au coeur du Vatican sur les pas de Lenny Balardo, le premier pape américain de l’Histoire. À partir du 8 décembre sur BE 1 et au festival bruxellois Are You Series?

Mai 2015. A l’occasion de la promotion cannoise de Youth, Paolo Sorrentino explique s’apprêter à réaliser une série télévisée sur le Saint-Siège –« quand on aborde le Vatican, l’Eglise et la foi, toutes choses complexes, on a besoin de temps. Une série m’apparaît donc comme le cadre le plus approprié », résume-t-il. Quinze mois plus tard, le public de la Mostra de Venise a droit à un avant-goût de The Young Pope, dont deux des dix épisodes sont dévoilés en primeur. Et c’est peu dire que le réalisateur de La Grande Bellezza semble avoir trouvé dans la télévision un médium à sa mesure, lui ayant permis de donner une ampleur inédite à la vision baroque qu’il déployait dans ses films. Lui ne dit d’ailleurs rien d’autre, qui constate: « L’avenir, à mes yeux, réside dans une cohabitation entre télévision et cinéma. La compétition entre les deux ne peut qu’être bénéfique… » Et de compléter sa réflexion: « Avec la télévision, j’ai pu satisfaire mon besoin de pousser plus loin la narration et d’explorer de nombreux personnages. J’y ai aussi trouvé certaines libertés: le format de la série m’a permis, à titre d’exemple, de me détourner par moments du pape, et de ne pas concentrer toute mon attention sur le personnage central, pour m’attacher également à d’autres, ce qui est plus difficile dans un film, où on ne dispose que d’un laps de temps limité pour exposer l’histoire. Et j’ai pu aussi explorer des terrains qui ne m’étaient guère familiers. » Quant aux contraintes, voulant notamment qu’il faille ponctuer chaque épisode sur une fin venue relancer la curiosité du spectateur, Sorrentino raconte s’en être accommodé sans difficulté, et s’être surtout employé à tourner un film hors normes, tant par sa durée que par l’extension de son champ narratif.

Paolo Sorrentino.
Paolo Sorrentino.© DR

Le réalisateur napolitain n’est bien sûr pas le premier à s’être penché sur la papauté, et l’on a encore en mémoire le défilé de mode ecclésiastique orchestré par Federico Fellini dans Roma ou, plus près de nous, le pape tétanisé par sa fonction imaginé par Nanni Moretti pour Habemus Papam. A croire qu’il y aurait là une attention spécifiquement italienne? « Franchement, je ne sais pas. N’étant pas croyant, je ne fais pas spécialement attention aux dires du Vatican. Et j’ai du mal à imaginer que les catholiques prennent pour argent comptant tout ce qui vient du Saint-Siège. J’ai plutôt l’impression que, étant italiens et nés dans ce territoire où se trouve le Vatican, nous ne le remarquons même plus… »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Qu’elle fasse partie du paysage n’ôte rien à l’intérêt intrinsèque d’une institution religieuse à laquelle sa dimension théâtrale, par ses rituels comme son recours aux costumes, conférait un attrait supplémentaire aux yeux du maître d’oeuvre –« Tout cela est fort proche de ma conception de la mise en scène et de la représentation », souligne-t-il. Si d’autres réalisateurs prestigieux s’y étaient attelés avant lui, la scène d’ouverture, monumentale mais que l’on s’en voudrait de déflorer plus avant, suffit à Sorrentino pour s’approprier le sujet, la suite confirmant combien il porte un regard éminemment personnel sur la question. The Young Pope retrace ainsi l’ascension de Lenny Belardo, le premier pape américain de l’Histoire, personnalité complexe choisissant le nom de Pie XIII pour son pontificat, et aspirant selon toute vraisemblance et sous ses dehors charmeurs (il a les traits et le charisme de Jude Law; le voir, c’est déjà vouloir croire un peu), à renouer avec les traditions de l’Eglise. Des choix ne devant rien au hasard, bien sûr: « Jude Law avait toutes les qualités requises pour interpréter le personnage, mais aussi toutes les qualités humaines que j’espérais trouver chez un acteur, considérant que nous allions passer sept mois ensemble. Et si j’ai choisi d’en faire un pape américain, c’est parce qu’il n’y en a jamais eu dans l’Histoire, et qu’un Américain ne serait familier ni avec l’italien, ni avec les mécanismes du Vatican, ce qui me permettait de les expliquer au spectateur tout en les lui présentant. Enfin, l’Eglise américaine est plutôt conservatrice, ce qui était utile pour le développement de l’arc narratif. » De quoi, en tout état de cause, secouer un Saint-Siège tiraillé entre des courants divers sinon empêtré dans ses contradictions, mais aussi des fidèles ne sachant plus trop à quel saint se vouer…

Mais s’il y a là une incontestable ironie, le réalisateur se défend d’avoir voulu faire oeuvre provocatrice: « Critiquer l’Eglise catholique ne constituait nullement ma priorité ni ma mission. L’important à mes yeux était d’en parler, libre ensuite aux spectateurs de critiquer ou de louer son action. Mon intention était plutôt de briser certains tabous dans la représentation des prêtres, des nonnes et du clergé en général, parce qu’on les dépeint souvent comme des saints ou des scélérats, et je voulais juste les décrire pour ce qu’ils sont: d’étranges êtres humains qui doivent entretenir un rapport avec Dieu, une entité invisible, tout en menant une vie normale. » Normale jusqu’à un certain point s’entend, puisque leur quotidien passe par le renoncement, ce dont convient d’ailleurs Paolo Sorrentino: « C’est vrai, il s’agit d’individus ne vivant pas une existence ordinaire. Mais n’est-ce pas notre lot également? On peut, jusqu’à un certain point, comparer le clergé aux gens de cinéma: ils fuient la réalité parce qu’ils sont catholiques et se dévouent à l’Eglise, et nous nous en échappons parce qu’elle ne nous plaît pas pour nous consacrer à la réalisation de films… »

La solitude du pouvoir

Entre un pape carburant au Cherry Coke et des cardinaux jouant au football, le transcendant peut prendre ici des contours éminemment terrestres -ce qui constitue du reste l’un des traits de l’oeuvre de Sorrentino, dont le cinéma pratique le grand écart sans modération. Et pourquoi, à vrai dire, un souverain pontife ne pourrait-il statuer s’il y a lieu, ou non, de reproduire son portrait sur les assiettes griffées vendues aux touristes, le pouvoir se mesurant aussi aux détails? Ce qui ne suffit pas, pour autant, à détourner le cinéaste de questions plus fondamentales, lui qui n’a d’ailleurs pas voulu s’inscrire dans une actualité trop brûlante, ni s’inspirer des impulsions données récemment à l’Eglise par le pape François. « Il y a un certain risque à traiter de questions d’actualité, a fortiori lorsqu’on travaille à un projet s’étirant sur deux ou trois ans. Quand la sortie est programmée plus tard, il est préférable de s’en distancier parce que l’actualité est éphémère, même si on ne peut totalement s’y soustraire. Certains épisodes abordent dès lors des problèmes actuels, comme la pédophilie. »

Une des questions explorées par The Young Pope est celle du doute présent au coeur même de la foi, avec la crise morale pouvant en résulter. Une autre tient à la solitude de ce pape investi d’un immense pouvoir, et le rapprochement avec Il Divo, le film que consacrait Paolo Sorrentino à Giulio Andreotti est évidemment tentant. « Je suis intéressé par ces mécanismes psychologiques, opine le réalisateur. Il y a souvent chez les individus avides de pouvoir la présence souterraine d’un manque de confiance et de problèmes d’identité. Sinon, comment expliquer cette obsession de vouloir tout contrôler et d’exercer son pouvoir sur d’autres êtres humains? Explorer cette attitude psychologique schizophrène m’intéresse. Et en effet, le pouvoir va souvent de pair avec une grande solitude, une autre condition qui m’intéresse tout particulièrement. » A tel point, d’ailleurs, qu’elle tient lieu de matrice d’une bonne partie de sa filmographie, des Conséquences de l’amour à La Grande Bellezza et jusqu’au dispensable This Must Be the Place; constat qui ne semble pas près de se démentir, puisqu’on prête au réalisateur l’intention de signer un portrait de Silvio Berlusconi, Loro. Mais c’est là une autre histoire, beaucoup moins catholique sans doute…

THE YOUNG POPE

Mini-série en dix épisodes de Paolo Sorrentino. Avec Jude Law, Silvio Orlando, Diane Keaton. Diffusion: le 8/12, 21h, BE 1. ****

Sorrentino:
© DR

De Bruno Dumont, avec P’tit Quinquin, à Todd Haynes avec Mildred Pierce, on ne compte plus le nombre de cinéastes s’étant frottés au format de la mini-série. C’est aujourd’hui au tour de Paolo Sorrentino de franchir le pas pour les dix épisodes de The Young Pope, série qu’il a créée et réalisée sous l’égide de Sky, HBO et Canal +. Après Giulio Andreotti dans Il Divo, c’est à une nouvelle figure de pouvoir, imaginaire celle-ci, que s’intéresse le cinéaste italien, puisque qu’il met en scène l’avènement de Pie XIII (un formidable Jude Law), le premier pape américain de l’Histoire, un homme encore jeune et avenant à la personnalité complexe et aux intentions ambiguës. Lequel, à peine entré en fonction, va secouer une institution l’ayant élu contre toute attente mais non sans arrière-pensées, défiant la Curie dans ce qui ressemble à un retour aux fondamentaux, de nature à attiser les luttes intestines…

Un plan, inouï, suffit à Paolo Sorrentino pour apposer sa griffe sur The Young Pope, le récit déployant ensuite son esthétique baroque dans une Cité du Vatican que le réalisateur de La Grande Bellezza arpente avec une gourmandise non dissimulée. S’appuyant sur une mise en scène somptueuse, il articule avec fluidité un propos à l’audace millimétrée, faisant son miel des contradictions et tensions internes de l’institution, et naviguant avec bonheur entre trivial et spirituel -l’une des marques de l’auteur, qui y ajoute une bonne dose d’ironie. Au passage, le cinéaste double la réflexion sur la religion d’une autre sur la solitude humaine, matrice d’une série haut de gamme à laquelle la vision de ces deux premiers épisodes, bien servis encore par un casting où brillent Diane Keaton, Cécile de France ou un épatant Silvio Orlando, vaut adhésion…

3 questions à Cécile de France

Sorrentino:
© DR

L’artrice belge incarne Sofia Dubois, responsable du marketing du Vatican, une femme de tête dans un monde d’hommes.

L’univers du Vatican est fort masculin. Pourquoi Paolo Sorrentino a-t-il voulu faire de votre personnage une femme?

Je ne sais pas, peut-être y a-t-il trop d’hommes au Vatican? Mais cela correspond aussi à une certaine réalité: il y a eu un scandale pendant le tournage parce qu’une consultante en marketing au Vatican avait révélé des informations secrètes. Des femmes travaillent donc dans ces services, peut-être justement pour y introduire une touche de féminité. Même dans un monde d’hommes, les femmes ne sont jamais bien loin, jamais… (rires)

Quel genre de réalisateur est Paolo Sorrentino sur un plateau?

Il a un immense amour des acteurs. A partir du moment où il vous choisit, on se sent investi d’une mission artistique très forte. Toute l’équipe admirait La Grande Bellezza, il pouvait nous demander ce qu’il voulait. Et il a su nous faire sentir que, même dans des seconds rôles, nous faisions partie d’un ensemble, et que chacune de nos répliques, chacune de nos expressions avaient de l’importance dans la progression de l’histoire. Il est extrêmement généreux, mais aussi fort inventif: parfois, on lit une scène censée être dramatique, tragique même, et il ose y ajouter un élément de comédie, de la drôlerie au moment où on s’y attend le moins. C’est très agréable. Mes attentes étaient grandes, elles n’ont pas été déçues.

Etes-vous croyante?

Pas vraiment, non. J’ai une éducation complètement athée, même si mes parents m’ont inscrite dans une école catholique, parce qu’elle avait la réputation d’être la meilleure de Namur. J’y ai reçu une très bonne éducation, pas du tout théologique. Parfois, nous allions à la messe, et je m’abstenais quand mes condisciples allaient communier. Ce n’est pas mon éducation, mais mon personnage est une croyante, je pense que c’est une condition pour être acceptée au Vatican…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content