Run the World, une fulgurante et magnifique ode à l’amitié

Run the World s'inscrit pleinement dans la lignée des séries de potes partis à l'assaut de la ville et de la vie.
Nicolas Bogaerts Journaliste

Nouvelle venue sur Starz (via Apple TV+), la série Run the World est une célébration fraîche et sincère de l’amitié: sainte alliance contre les adversités de la vie et pour en décupler les réjouissances.

Au coeur de Harlem, un quatuor de jeunes trentenaires afro-américaines tentent de se faire une place et de tracer leur route dans une vie affective et professionnelle encore balbutiante. Leur quotidien dans la grande ville de New York alterne entre journées de travail et sorties, retrouvailles et discussions sur l’amour quand la pente du doute se fait raide. Inspirée de l’expérience personnelle de sa créatrice Leigh Davenport, Run the World (qui vient de démarrer sur Starz, via Apple TV+) documente également la confrontation des femmes ravisées aux stéréotypes, la prise de conscience de leurs propres représentations, leur appétence et leurs frustrations. Surtout, c’est une fulgurante et magnifique ode à l’amitié -ici féminine.

Aspirante écrivaine, Ella (Andrea Bordeaux) doit se contenter d’exercer sa plume dans les colonnes d’un pureplayer « féminin » tapageur mais docile, sous la houlette d’une rédac chef narcissique et égocentrique. Whitney (Amber Stevens West), financière brillante, est sur les rails d’un avenir radieux en compagnie de son futur mari, docteur nigéro-américain, malgré des signes contraires qui ne trompent ni les spectateurs ni ses amies. Le langage de Sondi (Corbin Reid) est riche de ses études post-doctorales en sciences humaines et de ses revendications de femme racisée propulsée dans une upper middle class plus blanche avec son boyfriend intello et papa d’une petite fille. Renee (Bresha Webb), directrice marketing sans complexe, est, elle, l’électron libre de ce noyau hétéroclite mais homogène. À travers elles se perçoit de manière tangible la condition des femmes noires vivant au rythme de la Grande Pomme, qu’elles comptent d’ailleurs croquer à pleines dents. Des êtres que, pourtant, ni la réussite ni l’épanouissement ne prémunissent contre les discriminations, même minimes. Et qui bataillent, avec toutes leurs contradictions et les doubles injonctions qui frappent encore les femmes quant à leur désirabilité, la disponibilité de leur corps, la maîtrise de leur image et de leurs prises de parole. Entre elles perdure une amitié qui va leur permettre de traverser ces forêts d’épines.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Port d’attache

Avec ses frasques et ses réjouissances, Run the World bénéficie d’une dynamique de groupe savamment orchestrée, où chacune des actrices joue admirablement sa partition, pimente ses personnages d’une infinité de détails subtils (corps, regards, inflexions verbales) qui les rendent toutes, malgré leur cabotinage, immédiatement attachantes. Comme la plupart des séries qui radiographient l’amitié et en font un pilier narratif, Run the World ausculte les années formatives du début de l’âge adulte. Celles de l’identification aiguë au travail et à la sexualité -même si cette dernière demeure encore, pour Whitney, une zone mal explorée. Une tranche de la vie où le mariage, la charge mentale, les couches ne sont que des concepts lointains, mais où les désillusions et la déception squattent souvent le pas de la porte. Tout, en somme, y est exploratoire, forge les expériences et les personnalités. Et dans ce cabotage, l’amitié reste un port d’attache où recharger ses batteries, trouver du réconfort auprès d’un équipage qui protège contre les embruns et soigne les coups de tabac. L’amitié, en outre, généreuse à condition de ne pas trop imposer de réciprocité, a ce don de donner un relief particulier aux moments de réjouissance et aux consolations.

Friends
Friends© NBC via Getty Images

L’amitié comme famille d’élection, source d’amour, d’écoute et de soutien inconditionnels, accompagne les premiers pas dans le monde adulte, institue les premiers rituels (after work, café, sexe, terrasses, week-ends, ajoutez à votre guise). Elle peut aussi vous donner des coups de pied au train ou vous recadrer quand vous grimpez dans les tours, vous offre une nouvelle perspective sur l’existence et, plutôt qu’une injonction à sortir de votre zone de confort, vous en dessine une à votre juste mesure quand le monde alentours se fait trop méchant. Ces prémisses font immédiatement émerger les génériques de Friends et Sex and the City. Pourtant, si ces deux hits ont effectivement réalisé des OPA et des situations de monopole dans beaucoup d’esprits quand il s’agit de se représenter l’amitié sur le petit écran -leur succès encore aujourd’hui en témoigne-, elles ne sont certainement pas les seules (et, dans le cas de Friends, pas la première) à avoir déployé ce thèmes porteur. How I Met Your Mother, It’s a Sin, Betty, Insecure, Girls, entre autres, font un triomphe aux mécanismes alchimiques de ces relations qui touchent au coeur les personnages comme les spectateurs.

Sex and the City
Sex and the City

Not just Friends

Si Friends représente l’acmé du genre sitcom ou séries de potes, l’histoire n’a pas commencé avec le hit conçu par Marta Kauffman et David Crane, qui a rendu célèbres les Phoebe, Chandler, Rachel, Monica, Joey et Ross. Lorsqu’en 1993, galvanisé par les succès de Seinfeld et Le Prince de Bel-Air, le directeur de la chaine américaine NBC Warren Littlefield a donné son feu vert à ce qui allait, un an plus tard, donner naissance à Friends, il n’avait pas sorti tout seul le concept de son pouce. Quelques mois auparavant, répondant aux questions du Chicago Tribune, qui lui demandait de choisir parmi les séries diffusées à l’époque celle qu’il voudrait avoir sur sa chaîne, il répond du tac au tac Living Single. Peu voire pas du tout connue chez nous, cette série conçue par Yvette Lee Bowser en 1993, avec la rappeuse Queen Latifah dans un des rôles principaux, suivait les premiers pas d’adultes de quatre filles et deux garçons afro-américains… à New York. Toute ressemblance avec des personnages ultérieurs étant bien sûr fortuite (hum), un an et quelques grains de café après cet entretien, Friends était déposé sur les fonds baptismaux. Avec le succès que l’on connaît. Alors qu’on fête aujourd’hui la réunion de ses protagonistes à grand renfort de nostalgie, il est bon de se réaliser à quel point c’est bel et bien Living Single qui, en six saisons célébrées par le public et la critique outre-Atlantique, a contribué à installer les codes d’un genre de série, la comédie urbaine célébrant l’amitié. Un genre qui a fait florès sans pour autant qu’Yvette Lee Bowser puisse en récolter les lauriers, la tornade blanche Friends étant passée par là. Restée néanmoins très active durant les deux dernières décennies (Black-ish, Dear White People), Yvette Lee Bowser, qui est à la production exécutive de Run the World, tient là si pas une revanche, du moins une série qui explore, de manière plus inclusive et donc audacieuse, une thématique par nature fédératrice.

Living Single
Living Single

Le sexe, le genre et la vie

Le rapprochement entre Run the World et Sex and the City est pertinente, même si les personnages de Ella, Whitney, Renee et Sondi de Run the World ne sont évidemment pas calqués sur Carrie, Samantha, Charlotte et Miranda, loin sans faut. Pas non plus complètement innocente, la série de Leigh Davenport ne manque en revanche pas d’y faire allusion. Lorsqu’Ella compare Anderson, l’homme avec qui elle entretient une relation plutôt saisonnière, à « Big », Sondi lui rétorque que décidément, non, pas du tout: « Big était grand, riche, et avait un chauffeur ». De ce léger tacle envers l’obsession affective récurrente de Carrie Bradshaw émerge la différence de taille (sic) entre Run the World et la série emblématique de HBO. Darren Star et Michael Patrick King ont créé dans Sex and the City des super-héroïnes qui demeurent dans une sexualité performative normée d’un point de vue masculin. La série tournait d’ailleurs sans doute tout autant autour de la question du célibat que sur celle de l’amitié. En outre, là où Sex and the City pouvait être sous-titrée Carrie et ses amies, tant le personnage joué par Sarah Jessica Parker reste le centre de gravité, Run the World raconte l’histoire d’un groupe soudé, dont chacune des membres est une part essentielle, reflet individuel d’un collectif. C’est sans doute son aspect le plus rafraîchissant: elle préfère délaisser les approches de personnages basées sur des archétypes qui rentrent opportunément dans des cases, et surligne les liens vivants, vibrants, par moments distendus, qui unissent le quatuor. Par là même, elles apparaissent pleinement comme des êtres de chair, et non des entités.

Run the World
Run the World

Durant les années 2010 (lire ci-dessous) est apparue, greffée à la colonne vertébrale de l’amitié, l’idée de la sororité. Ces liens de solidarité entre femmes, entre amies, soudées par des besoins propres à leur condition, ont été admirablement mis en partition par Issa Rae dans sa géniale série Insecure. Avec Condola (Christina Elmore) et Molly (Yvonne Orji), elles forment une bande de beguines sexy urbaines, glamour et fragiles, rieuses et incandescentes, qui ont pavé la route aux personnages de Run the World. L’amitié devient alors pleinement cette énergie qui, pour reprendre les mots du philosophe Francis Bacon, « double les joies et réduit de moitié les peines« .

Run the World: Une série créée par Leigh Davenport. Avec Amber Stevens West, Andrea Bordeaux, Bresha Webb. Disponible sur starz via Apple TV+. ****

Sororité bien ordonnée

« Si les femmes s’allient les unes aux autres, au cinéma comme dans la vie, elles deviennent plus fortes », écrit Iris Brey dans Sous nos yeux, essai exhortant à un regard féminin assumé dans la fiction(1). La sororité est ce lien solidaire, spécifique et construit entre femmes. Ressort de libération du patriarcat, de réappropriation du corps et du réel, elle traverse plusieurs séries depuis le tournant des années 2010. Proposition d’un premier carré, écrit et/ou produit par des femmes.

Big Little Lies (2017-2019)

Big Little Lies
Big Little Lies

Derrière sa façade pacifique et glamour de familles aisées juchées à Monterey, la série produite par Reese Witherspoon et Nicole Kidman est parvenue brillamment à raconter comment la sortie, par l’écoute et la solidarité, du non-dit des violences faites aux femmes (physiques et symboliques) est aussi une issue de secours, par le haut, à leurs propres rivalités et assignations silencieuses. Avec pour conséquences un porc balancé, des hommes rivés à leur colère et la construction d’une sororité résolue, même si encore fragile.

Orange Is the New Black (2013-2019)

Orange Is the New Black
Orange Is the New Black

La jeune Piper est incarcérée pour trafic de drogue dans la prison de Litchfield. Elle y côtoie son ex-petite amie et une cohorte de codétenues que tout oppose. C’est surtout dans les deuxième et troisième saisons que se ressent la force des liens tissés, notamment dans les scènes où les détenues apprennent à nommer les parties intimes de l’anatomie féminine, ou une agression sexuelle… La nécessité pour les femmes de se réapproprier un langage essentiellement masculin et de se façonner une vision propre et commune du monde et de leur corps y est magistralement démontrée.

Betty (2020-)

Betty
Betty

Janay, Honeybear, Kirt, Indigo et Camille forment un gang de filles en skate qui arpentent les rues de New York sac au dos et Snapple à la main, fomentent leurs propres itinéraires et forgent leur propre langage. Au gré d’après-midi en quête vent et de bitume, d’un sac oublié sur un banc ou d’un peu de beuh, Betty raconte avec superbe combien les apprentissages et les personnalités se forgent dans les moments de glande, les discussions, les partages anodins qui cachent mal leur importance. Cette douce urgence de vivre l’instant présent, comme un ciment à prise rapide.

Girls (2012-2017)

Girls
Girls

Sans doute le premier vrai game changer des représentations de la féminité, Girls raconte l’histoire d’Hannah (Lena Dunham) et de ses trois amies qui confronte leur vingtaine et la sexualité dominante dans un Brooklyn hype. Elle parle sans ambages de sexe, de ses représentations oppressives imposées par le porno web émergeant. D’une incroyable authenticité, mais sans jamais verser dans la surenchère, ses personnages féminins sont distants de tout stéréotype. Les dynamiques qui traversent le groupe d’amies n’en sont que plus bouleversantes.

(1) Sous nos yeux. Petit manifeste pour une révolution du regard, éditions La Ville Brûle, 2021.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content