Pieces of a Woman (Netflix): tout l’éclat de Vanessa Kirby
L’actrice anglaise illumine Pieces of a Woman, mélodrame de Kornél Mundruczó et Kata Wéber où elle incarne, avec une intensité rare, une femme tentant de réapprendre à vivre après la perte de son bébé. Entretien.
Vanessa Kirby, il n’y en avait pratiquement que pour elle en septembre dernier à la Mostra de Venise. La comédienne britannique illuminait deux films – The World to Come, de Mona Fastvold, et Pieces of a Woman, de Kornél Mundruczó et Kata Wéber- d’une compétition qui la verrait repartir du Lido avec une coupe Volpi de la meilleure actrice que nul(le) n’aurait songé à lui contester. Pas mal pour le premier festival de cinéma majeur de celle qui confiait, au lendemain de son week-end stellaire, n’avoir, contrairement à beaucoup d’autres, pas hésité un instant à l’heure de rallier les bords de l’Adriatique: « J’étais convaincue de l’importance que revêtait la Mostra pour nous tous réunis ici, mais aussi pour le cinéma. Je suis profondément reconnaissante qu’elle ait pu se dérouler: pour des films comme ceux-ci, un festival représente une ligne de vie, c’est essentiel. »
Kirby, on l’avait découverte il y a une demi-douzaine d’années maintenant dans Queen & Country, le vétéran John Boorman lui confiant son premier rôle significatif au cinéma dans ce film autobiographique avant que les deux saisons initiales de la série The Crown n’assoient sa réputation sous les traits de la princesse Margaret.
Raconter des expériences au féminin
Le virus du jeu, cette Londonienne raconte toutefois l’avoir contracté au théâtre. « Je devais avoir 13 ans lorsque j’ai assisté, au National Theater, à une représentation de La Cerisaie, où Corin et Vanessa Redgrave interprétaient le frère et la soeur. Jusqu’alors, le théâtre m’avait plutôt ennuyée, mais là, j’en suis restée bouche bée: du fait du lien les unissant je croyais absolument à tout ce qu’ils disaient, c’était tellement émouvant et triste. Je suis repartie complètement retournée, mais aussi intimement transformée après qu’ils m’aient raconté cette histoire, comme si quelque chose de magique s’était produit. Et je me suis dit que j’aimerais pouvoir en faire autant… De même que j’aimerais aujourd’hui qu’une femme voyant Pieces of a Woman et ayant connu une expérience semblable à celle de Martha puisse se dire que quelqu’un la comprend. »
Que ce film marque un tournant dans sa carrière, voilà qui ne fait guère de doute, et pas seulement parce que les lauriers remportés à Venise en appellent d’autres. Vanessa Kirby y incarne, avec une intensité rare, une jeune femme confrontée à la perte de son bébé lors d’un accouchement à domicile, puits de douleur s’employant, toute de dignité mutique, à réapprendre à vivre, et coeur vibrant d’un mélodrame au féminin. « Je ressens profondément combien il est plus important que jamais de relater des expériences féminines qui n’ont pas encore été racontées, maintenant qu’il y a la place pour le faire, apprécie-t-elle. En tournant Pieces of a Woman, j’ai réalisé par exemple la responsabilité liée au fait de tourner sans la moindre coupe une scène d’accouchement. Je ne pouvais pas rendre le mauvais service aux femmes que le résultat semble faux ne serait-ce qu’un instant. Je voulais que cette scène soit aussi réelle que possible, un défi d’autant plus effrayant que je n’ai jamais mis d’enfant au monde moi-même. » S’étirant en un plan-séquence virtuose de près d’une demi-heure, le résultat tient de l’expérience viscérale, à la fois saisissante et criante de vérité: « Kornél Mundruczó tenait à ce que le public partage le traumatisme vécu par Martha. Elle se referme tellement par la suite qu’il aurait été difficile, dans le cas contraire, de l’accompagner dans son parcours. Nous avons fait cette scène les deux premiers jours du tournage, quatre prises le premier, deux le second, nous nous sommes jetés à l’eau en croisant les doigts. Et cela constitue ma meilleure expérience au cinéma. Venant du théâtre, j’ai vécu comme un cadeau inestimable le fait de pouvoir la tourner en m’y immergeant complètement, sans interruption, comme sur scène. C’était exaltant. »
Un périple individuel
Pour se préparer à cette scène hors du commun, Vanessa Kirby a commencé par multiplier les rencontres. « Je devais tout apprendre, sourit-elle. Mais j’ai réalisé que si beaucoup d’amies me parlaient volontiers de leur accouchement, cela restait en termes très vagues, genre « c’était dur, je préfère ne plus y penser » ou « c’était incroyable ». Je n’étais guère plus avancée, et je me suis mise à visionner des documentaires, tout ce sur quoi je pouvais mettre la main, mais là non plus, rien ne montre vraiment ce dont il retourne. Si bien que j’ai fini par contacter une obstétricienne officiant dans un hôpital du nord de Londres, qui m’a autorisée à venir les voir à l’oeuvre. Après plusieurs jours passés à observer et à discuter avec les membres du service pour accumuler le plus d’informations possible, elle m’a dit qu’une femme sur le point d’accoucher ne voyait pas d’objection à ce que je sois présente. C’était incroyable, parce que je savais combien il s’agissait d’un moment secret et intime -ce fut sans conteste l’expérience la plus profonde de mon existence, tout comme le film dans la foulée. »
Afin d’étoffer leurs personnages, et de les nourrir dans le douloureux chemin vers la reconstruction, l’actrice et son partenaire Shia LaBeouf, avec qui il elle compose un couple adoptant une attitude contrastée face au drame, ont également regardé des documentaires sur la mort à la naissance. Après quoi ont suivi des rencontres avec des couples passés par semblable tragédie, et des conversations portant sur la transition et le délicat processus de guérison. « Cela nous a montré combien le film était conforme à la vie: le chagrin et la douleur sont un périple individuel. On pourrait croire que suite à la perte d’un bébé, qui est une part de chacun des parents, il y a une expérience partagée, mais chacun y réagit différemment. La douleur est quelque chose de personnel, et c’est l’une des raisons, à mes yeux, pour lesquelles le film parle aux spectateurs: il est normal d’avoir sa réponse propre dans de telles circonstances. Même si votre entourage aimerait vous voir adopter une conduite différente, il n’y a pas à en avoir honte. » De Martha, Vanessa Kirby confesse encore qu’elle l’a accompagnée longtemps après le tournage – « elle est toujours un petit peu avec moi ». Et de rapprocher cette immersion au coeur de la détresse la plus profonde de son expérience théâtrale d’Un tramway nommé désir, dans le rôle de Stella Kowalski – « une pièce tellement traumatique en soi, mais aussi à jouer. Pendant des mois, nous avons tous ressenti profondément la douleur qu’elle recèle, mais la psyché ignore que ce n’est pas réel. Il faut faire attention, parce qu’on doit y survivre. Et ici, il fallait réussir à composer avec l’étendue de la douleur que traverse Martha. Mais je suis heureuse que Kornél et Kata aient écrit l’odyssée complexe de cette femme passant par une épreuve si difficile, et d’avoir pu la jouer. »
Si la jeune comédienne se montre particulièrement à son affaire dans ce registre sensible, habitant son personnage avec une intensité rare -elle cite Gena Rowlands parmi ses icônes personnelles-, le drame intime n’a pas ses faveurs exclusives, elle que l’on a notamment pu voir en White Widow dans Mission: Impossible-Fallout. Un emploi qu’elle s’apprête, du reste, à retrouver dans les deux prochains épisodes de la franchise. « Voilà bien quelque chose que je n’aurais pas pu imaginer lorsque j’ai débuté au théâtre (en 2009 au Octagon Theater de Bolton, dans Ils étaient tous mes fils, d’Arthur Miller), sourit-elle. Mais j’ai bien vite réalisé vouloir essayer de faire des choses dont je ne me sentais pas capable. Parfois j’échoue, parfois je réussis, mais j’apprends toujours énormément. Mission: Impossible a été un cadeau inestimable, pour le défi qu’il représentait, mais aussi pour ce que cela m’a apporté en termes de discipline et de travail physique, au contact de ce maître dans son art qu’est Tom (Cruise). «
Sentiments exacerbés
S’il fallait trouver un point commun à la plupart de ses rôles, c’est sans doute la force qui en émane, qu’elle s’affiche en héroïne de film d’action ou habite des drames intimes comme The World to Come et Pieces of a Woman, voire qu’elle vole pour ainsi dire la couronne dans The Crown. Un constat qu’elle s’emploie à nuancer: « On parle de fortes femmes, mais on ne dira pas « vous avez joué un homme vraiment fort« . Pour moi, c’est toutefois moins une question d’opposition entre force et faiblesse que le résultat du fait que, par le passé, les femmes ont été dépeintes comme plus faibles parce que les demoiselles devaient être secourues, et que l’homme était celui qui traversait les épreuves avec le soutien de la femme. Je suis stimulée par l’idée que cette perspective puisse être inversée aujourd’hui, comme dans Pieces of a Woman, il est important à mes yeux de ne pas représenter les femmes comme faibles. Il se trouve aussi que j’apprécie beaucoup les personnages viscéraux, qui sont ceux auxquels j’ai toujours le plus répondu. Dans Les Trois Soeurs de Tchekhov par exemple, je joue Macha parce qu’elle ressent les choses profondément. Peut-être cela apparaît-il comme de la force, parce que la profondeur des sentiments en recèle, et c’est ce qui m’attire: j’aspire à interpréter des femmes éprouvant des sentiments exacerbés, que ce soit l’extrême douleur de Martha, ou l’extrême passion de Margaret. Je veux avoir l’opportunité d’évoluer dans des univers m’imposant d’explorer ces endroits. C’est sans doute lié au fait qu’en tant que personne, j’aime faire les choses à 100%, quelle que soit l’expérience. »
De Kornél Mundruczó et Kata Wéber. Avec Vanessa Kirby, Shia LaBeouf, Ellen Burstyn. 2h08. Disponible à partir du 07/01 sur Netflix. ****(*)
Confirmant le développement tout-terrain, et notamment cinéphile, d’une plateforme ayant récemment accueilli les derniers films des frères Safdie (Uncut Gems) ou de Charlie Kaufman (I’m Thinking of Ending Things), c’est sur Netflix que nous arrive Pieces of a Woman, quelques mois après avoir illuminé la Mostra de Venise. Révélé il y a une quinzaine d’années par Johanna, une relecture contemporaine de la Passion de Jeanne d’Arc, avant d’obtenir le prix Un Certain Regard à Cannes pour le saisissant White God, le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó signe là, avec sa scénariste et compagne Kata Wéber, son premier opus américain, un mélodrame familial doublé d’un magnifique et déchirant portrait de femme.
Tout commence dans la félicité et la fébrilité, celles de Martha (Vanessa Kirby) et Sean (Shia LaBeouf), un couple de Boston, tout à la joie d’avoir leur premier enfant. Ils ont opté pour un accouchement à domicile, mais le soir venu, la sage-femme qui devait les accompagner est retenue par une autre naissance, et confie à Eva (Molly Parker), une collègue expérimentée, le soin de la remplacer.
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Intensité inouïe
C’est alors que surviennent des complications, le drame se nouant dans les 25 minutes d’un plan-séquence d’une intensité inouïe laissant protagonistes et spectateurs sous le choc. La stupeur passée, un autre film peut débuter, qui va tracer, le temps d’un automne et d’un hiver, le portrait de cette mère en proie à une douleur indicible. Et entamant, dans la dignité et le repli sur soi, un délicat travail de deuil, alors même que son entourage, mari comme mère intrusive (Ellen Burstyn) pour une fois sur la même longueur d’onde, ne cesse de lui intimer d’agir conformément aux attentes, dans la perspective d’un procès annoncé…
S’ouvrant sur un véritable tour de force cinématographique, Pieces of a Woman réussit à ne rien perdre en force par la suite, même si son curseur émotionnel se déplace sensiblement. À la teneur viscérale de sa scène inaugurale, répond la justesse avec laquelle le tandem de réalisateurs appréhende la tragédie intime traversée par cette femme tentant de se reconstruire. Une odyssée personnelle que le film aborde tout en dégradés subtils au son d’une partition élégante de Howard Shore, charriant tout en finesse des émotions profondes. À quoi la composition de Vanessa Kirby, exceptionnelle et logiquement récompensée à Venise, apporte un surcroît de vérité comme de densité, achevant de faire de Pieces of a Woman une bouleversante expérience de cinéma, fût-ce en streaming…
Avec Pieces of a Woman, le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó signe son premier film américain, un drame intime sensible.
Auteur d’une série d’essais radicaux ayant régulièrement eu les honneurs de la sélection officielle à Cannes, de Johanna, en 2005, à Jupiter’s Moon douze ans plus tard, en passant par White God, prix Un Certain Regard en 2014, Kornél Mundruczó créait la surprise en septembre dernier en débarquant à Venise avec son premier film américain, Pieces of a Woman. « Il s’agit définitivement d’un film de Kornél Mundruczó, s’empressait de rassurer le réalisateur hongrois à l’attention de critiques enclins, qui sait, à y voir un changement de cap. J’aime les réalisateurs qui s’en tiennent à un style immuable, mais j’essaie toujours pour ma part de trouver des formes nouvelles adaptées au sujet abordé. On ne peut pas vraiment comparer mes différents films, et c’est fort bien, parce que l’art est à mes yeux source de découvertes. Je tente de défricher de nouveaux territoires, d’aller vers l’inconnu. » Ainsi donc d’un drame intime esquissant le portrait sensible et complexe d’une femme confrontée à la perte de son bébé lors d’un accouchement à domicile -la formidable Vanessa Kirby, trouvant ici un rôle à la mesure d’un talent qu’elle a vertigineux. « Elle m’avait fait forte impression dans The Crown, mais la Martha de Pieces of a Woman me semblait assez éloignée de la princesse Margaret. À l’invitation des producteurs, nous lui avons donné le scénario, et elle était à Budapest dans les 24 heures. Lors de notre première rencontre, j’ai pu prendre la mesure de sa passion. Elle m’a rappelé l’âge d’or des icônes européennes comme Hanna Schygulla, Catherine Deneuve ou Claudia Cardinale, ce genre d’actrices. Et je trouve son silence et sa tranquillité d’une richesse infinie, elle donne à l’écran le sentiment d’avoir un secret, chose que j’apprécie énormément. »
Un sujet tabou
À l’origine du film, on trouve la pièce de théâtre éponyme écrite par Kata Wéber, la compagne du cinéaste, déjà associée à White God et Jupiter’s Moon, et créée par le duo d’artistes à Varsovie (une oeuvre que l’on aurait dû découvrir lors du dernier Kunstenfestivaldesarts, si le Covid n’en avait pas décidé autrement). « Cette histoire nous tenait à coeur, poursuit le cinéaste. Quand le producteur Kevin Turen m’a demandé ce sur quoi je travaillais, il y a vu un sujet qui n’avait pas encore été traité aux États-Unis, et c’est ainsi que nous avons commencé à écrire le scénario. Débarquer en Amérique avec une histoire que l’on peut contrôler -c’est le scénario de Kata- permet de conserver sa liberté artistique, ce qui était essentiel à mes yeux. »
Si Pieces of a Woman est une incontestable réussite, s’aventurant avec doigté en terrain aussi sensible que rarement arpenté –« cela reste un sujet tabou, la perte d’un bébé »-, c’est peut-être parce que tout en veillant à en préserver l’essence, Wéber et Mundruczó en ont assumé le nouvel environnement américain. « Les fondements de l’histoire sont restés les mêmes, mais nous avons fait beaucoup de recherches pour l’adapter à la réalité américaine, au niveau du système légal notamment mais pas uniquement. C’est un film américain, et quand on en fait un, il faut s’y tenir. Je n’aime guère les films « américains européens », où on a l’impression que l’on s’est borné à traduire les dialogues en anglais. Ils ne présentent pas d’intérêt à mes yeux. » Et de préciser, à toutes fins utiles: « Si ce film s’était fait en Hongrie, il aurait sans aucun doute été fort différent. La façon de tourner, le travail avec les acteurs, l’utilisation de la musique, rien n’est pareil. Je sais de quoi je parle, parce que je crée des pièces de théâtre un peu partout dans le monde, et l’approche change sans arrêt suivant que l’on travaille en Hongrie, en Allemagne ou en Pologne, par exemple. Cela vaut également pour le cinéma, et j’espère que Pieces of a Woman est vraiment un film américain réalisé par mes soins, et non un film hongrois tourné en anglais. »
Mélo, oui, mielleux, non
Embrassant des thématiques universelles, le film adopte par ailleurs les contours d’un mélodrame, un genre auquel Hollywood a contribué à donner ses lettres de noblesse, et que Mundruczó maîtrise de toute évidence à la perfection, réussissant à ne jamais verser dans la surenchère sentimentale, tout en libérant des émotions profondes. « J’adore les mélodrames. De nos jours, on a tendance à les considérer comme mielleux, mais pour moi, bien utilisé, il s’agit du genre le plus intelligent. Mon école, c’est le cinéma de Rainer Werner Fassbinder, dont l’oeuvre mène à Douglas Sirk, Max Ophüls et d’autres génies. Je vois dans le mélodrame le moyen de convoquer des sentiments fort complexes, tout en évitant d’être distant ou manipulateur à l’excès. C’est un médium purement cinématographique, à la fois tranchant et intelligent, même si trouver le bon équilibre, et ne pas être sentimental, n’a rien de simple: c’est comme un bateau sur l’eau, il faut réussir à naviguer sans chavirer, et les grands films sont toujours sur le bord… »
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