Comment les séries font parler L.A.

Too Old To Die Young © Amazon Video
Nicolas Bogaerts Journaliste

Paradis du rêve américain, Los Angeles est un fascinant panier de crabes, une lumière qui attire à elle quantité de papillons de nuits voués à se brûler les ailes. Avec I Am the Night, Too Old to Die Young…, la télévision porte une nouvelle reconnaissance à ces destins funestes.

Souvent prisée pour ses décors idylliques, son architecture rutilante, ses rues et highways grouillantes, sa faune interlope et ses promesses de réussite, la Cité des Anges est aussi le personnage principal de fictions noires, néo-noires et de comédies, qui travaillent le lien entre les protagonistes et une ville incarnant depuis un siècle la modernité et ses travers. Largement répandue au cinéma, cette dynamique s’est étendue naturellement aux séries télé.

Landmarks

Depuis les années 50 et durant trois décennies, la ville a d’abord servi de décor à des séries essentiellement policières (Dragnet, Chips, Starsky & Hutch, entre autres productions Aaron Spelling et S.J. Cannell…) qui ont rendu célèbre ses hauts lieux: buildings officiels, magasins, bars, dinners, parcs, appelés à devenir des monuments de la pop culture et à alimenter une certaine vision de l’American Way of Life. « Choisis pour leur esthétique, ils le sont aussi parce qu’ils caractérisent la vie, le quotidien de la ville, mais aussi son Histoire, ses racines, ses mythes fondateurs », nous explique Alison Martino, historienne de la ville et de ses « landmarks » (ses monuments), qu’elle raconte sur un blog et une page Facebook, Vintage Los Angeles. « Au-delà de clins d’oeil aux endroits fréquentés par les habitants de la ville, ils ont participé à la construction et l’évolution de l’image de L.A. » Cette image mouvante débouche sur l’exploration de la face sombre, noire, glauque de la ville, avec deux séries récentes, Too Old to Die Young de Nicolas Winding Refn (voir notre entretien) et I Am the Night de Sam Sheridan et Patty Jenkins.

Noire et anxiogène

Dans la littérature et le cinéma de l’entre-deux-guerres, la Cité des Anges a pris les traits d’une ville dont « les rues étaient sombres d’autre chose que la nuit » (Raymond Chandler, The Simple Art of Murder, 1950). Durant cette période, Los Angeles exhibe ses innovations et ses attractions culturelles à la face du monde, alors qu’elle est bordée de bas-fonds, de logements miteux qui empestent le traumatisme post 14-18 et le ressentiment lié à la crise économique. À la fois Tour de Babel, phare du cinéma et labyrinthe de moralités douteuses (flics véreux, tueurs psychopathes et femmes fatales), la ville est une somme de pulsions et de désirs que le cinéma noir puis, quelques décennies plus tard, le néo-noir, vont révéler. Elle incarne alors l’archétype de la ville corrompue, névrotique, noeud de vipères, temple du paraître et du crime. Cette vision est plus que jamais au coeur de Too Old to Die Young (Amazon), où L.A. incarne à l’écran les troubles profonds des personnages. Elle est un espace de projection, une toile sur laquelle s’impriment leurs psychés tordues, maltraitées, multiples, duelles.

I Am the Night
I Am the Night© TNT

I Am the Night (TNT) propose, elle, un récit synthétique de tout ce que Los Angeles porte comme archétypes. Créée et produite par Patty Jenkins (Wonder Woman) et Sam Sheridan, elle met en scène Chris Pine et India Eisley dans un récit à double accroche: une quête identitaire sur fond de discrimination raciale, et l’exhumation d’un meurtre mystérieux classé sans suite, l’affaire du Dahlia Noir, qui a défrayé la chronique en 1947 et inspiré un roman éponyme à James Ellroy (adapté au cinéma en 2006 par Brian De Palma). Bien que posé dans les années 70, il comporte tous les ingrédients du néo-noir, présentant la ville comme le lieu d’une quête vouée à la ruine. Cette idée d’y venir pour réussir et mourir est aussi au coeur de la récente I’m Dying up Here! (2017), centrée sur l’émergence du stand up à L.A. dans les années 70.

Une ville pour le XXIe siècle

Un siècle après l’émergence du noir, Los Angeles incarne toujours la ville moderne, archétype dantesque entre enfer et purgatoire, qui porte le nom de Cité des Anges pour mieux tromper ses proies. Les rues, les impasses, les lieux de plaisirs, les scènes de crime, les highways et les échangeurs cartographient l’âme et l’inconscient de sa faune. Dans son dernier essai paru au éditions Inculte, Los Angeles, Capitale du XXe siècle, le philosophe et écrivain Bruce Bégout souligne à quel point L.A. est « une métropole capable de contracter -comme l’on contracte une maladie ou une habitude- tous les caractères et les tics de notre temps, de les incorporer à ses bâtiments, à ses monuments, à ses habitants, d’en faire son horizon urbain ». Cet horizon, c’est aussi celui des banlieues résidentielles qui agissent comme des micro-mondes d’uniformité clinique. Ces lieux dépouillés de toute Histoire, vides de sens en dehors de son objet premier -assurer une relative tranquillité et un accès rapide aux modes de consommation- contrastent avec le downtown historique et ses strates art déco. Les quartiers résidentiels, qu’ils soient cossus comme le quartier de la famille Walsh dans Beverly Hills 90210 (située à Pasadena) ou encore le South Central de la plus récente série Snowfall (FX), rongée par le trafic de drogue et la violence, ont réclamé leur part de récit. Cette dernière a d’ailleurs jeté un sacré cailloux dans le jardin du rêve américain sous l’ère Reagan, une époque où L.A. et Beverly Hills sont au centre des fantasmes cinématographiques.

Snowfall
Snowfall

Mais à cette version hollywoodienne de Los Angeles, tour à tour monstrueuse, fantasmagorique, glamour et consommable, vient s’en ajouter une autre, plus triviale, sous le regard aiguisé de Issa Rae dans sa formidable comédie HBO Insecure. Durant ces trois saisons, l’actrice/productrice nous a baladé dans une ville de millenials, d’habitués. Loin des excès de sang, de stupre et de glamour, ses lieux quotidiens -restaurants, bars et musées (California African American Museum)- accessibles à tous, permettent la continuité d’une vision critique de l’Amérique du XXIe siècle. Une lumière au bout d’un tunnel sombre et singulièrement angoissant.

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