La « fachosphère » sort de sa Toile

Marsault, dessinateur star des réseaux et de la fachosphère. © DR
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le Net est devenu trop petit pour les tenants décomplexés d’une culture entre droite extrême et extrême droite. Ils s’expriment aujourd’hui librement sur tous supports, de la bande dessinée à la presse papier.

Si, en France, la stratégie de dédiabolisation des idées du Front national menée par Marine Le Pen a visiblement du plomb dans l’aile un an après la défaite à l’élection présidentielle, elle semble en revanche porter ses fruits au niveau culturel: ce que l’on a nommé dans l’Hexagone la « fachosphère » – conglomérat hétérogène d’individus, de sites Internet, d’associations ou de groupuscules se revendiquant antisystème et antimulticulturalisme, et dans lequel on retrouve surtout des nationalistes, des identitaires, des intégristes catholiques, des islamophobes, des antisémites, des complotistes et parfois des fascistes – ne se contente plus de noyer le Net de ses sites, de ses trolls et de sa culture qu’elle estime subversive. Après avoir investi tous les champs du Web, des sites d’info à la pornographie amateur, la mouvance, en plein regain, tend désormais à sortir du virtuel pour investir les librairies et, entre autres, le petit monde de la bande dessinée. Avec des auteurs et des éditeurs assumant – ou pas – leurs sulfureuses origines.

Ainsi Marsault, dessinateur devenu en quelques années star des réseaux et de la fachosphère avec son personnage d’Eugène. Soit un skinhead masculiniste, comme son auteur crâne rasé et fumeur de Gitanes, et déployant une rare violence. Des dessins trash rapidement suivis voire adulés par 150.000 abonnés à sa page Facebook, régulièrement fermée pour outrances. Et que l’on trouve aujourd’hui dans les kiosques. Son premier album, effectivement Sans filtre, s’était écoulé à plus de 50.000 exemplaires, vendus surtout via Amazon. Son éditeur Ring, maison fondée en 2012, entend désormais enfoncer le clou et le sortir de sa niche certes facho mais dorée: deux albums viennent d’être publiés coup sur coup (lire l’encadré), le tout accompagné d’une campagne qui entend bien briser le cordon sanitaire que la presse « classique » avait jusqu’ici dressé inconsciemment ou non autour du personnage et de son éditeur. Ring, qui revendique une ligne éditoriale dite de contre-culture, en réalité remplie de proses et désormais de dessins aux extrêmes de la droite, doit, de fait, le gros de ses ventes à la fachosphère, entre les albums précités de Marsault, La France Orange Mécanique de Laurent Obertone (plébiscité par le FN) et des fictions pour l’essentiel postréactionnaires (ainsi d’Une élection ordinaire de Geoffroy Lejeune, narrant l’arrivée d’Eric Zemmour à la présidence).

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© MARSAULT

Contagion?

L’affirmation de Marsault dans le paysage BD et la dédiabolisation galopante des idéaux réactionnaires dont elle témoigne, pourrait désormais en décomplexer d’autres. La Toile et le petit monde de la BD se sont ainsi récemment émus du passage du jeune et très doué dessinateur Nicolas Pinet (ancien élève de Saint-Luc à Liège) des pages de Biscoto (mensuel indépendant pour enfants) à la direction artistique de L’Incorrect, mensuel tout public apparu en septembre dernier et qui entend être le porte-voix d’une nouvelle droite regroupant droite extrême et extrême droite… Biscoto a fait savoir, chagriné, qu’il ne soutenait « en aucun cas ses positions politiques et journalistiques », et qu’il honorera son contrat d’édition « même si toute collaboration s’arrête ici »: Biscoto vient ainsi de publier un album de Nicolas Pinet, inoffensif, mais dont le titre devrait plaire à ses nouveaux amis de la fachosphère: Francis Saucisson.

« Rassembler les multiples maisons de la droite » et « Prôner une alliance politique, intellectuelle et culturelle », y compris à ses extrêmes : telle est la mission que s’est donnée le nouveau magazine L’Incorrect, dont le premier numéro est sorti en septembre dernier. Un nouveau magazine très à droite et assumé comme tel, fondé entre autres par des proches de Marion Maréchal-Le Pen, la nièce de Marine, actuellement dans l’ombre mais tenante d’une telle ligne politique. Présentant bien, L’Incorrect regroupe des sensibilités disparates (étatistes, jacobins, monarchistes, identitaires), mais toutes réunies dans la lutte contre le mariage homosexuel, l’adoption homoparentale ou l’islamisme, pour ne pas écrire, dans ses pires amalgames, les musulmans…

Un nouveau magazine très à droite et assumé comme tel.
Un nouveau magazine très à droite et assumé comme tel.

Le Net et les réseaux sociaux restent évidemment le terrain de prédilection de la nébuleuse réactionnaire, et désormais de sa culture de moins en moins honteuse. Le site FdeSouche attire à lui seul près de 5 millions de visites par mois, suivi par Altermedia, Boulevard Voltaire, Le Salon beige, Egalité et réconciliation, Riposte laïque… Les chaînes YouTube sont elles aussi nombreuses et, avec elles, les humoristes qui se réclament de la fachosphère, comme Peno ou Lapin Taquin, stars du genre et qui adorent s’en prendre « aux bobos/gauchos/SJW » (NDLR: les SJW, ou « Social Justice Warrior », terme péjoratif pour désigner les progressistes). Encore moins drôle, un youtubeur comme Raptor Dissident frôle les millions de vues avec ses clips à charge. Des vidéos polémiques qui ne cachent rien de leur orientation, mais qui empruntent codes et grammaire à la génération Canal + et à sa contre- culture devenue mainstream. Objectif affiché par tous: la dédiabolisation, assumée par exemple par Lapin Taquin: « Mon objectif est de dire à l’adolescent qui me suit qu’être d’extrême droite, ce n’est pas honteux. »

Marsault… sans filtre

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© Ring

Ne dites pas à la tête de gondole des éditions Ring, et à la star de la fachosphère, que c’est un facho: il s’en défend vertement. Il suffit donc de jeter un oeil à ses deux dernières parutions, Sans filtre – L’intégrale et Dernière pute avant la fin du monde, pour se faire un avis: Marsault use de son habituel noir et blanc, de sa typo agressive et de mots surtout gros pour casser, généralement à coups de parpaings ou de poings dans la gueule, les féministes, les gauchos, les islamistes, les hippies et tout ce qu’il estime, mis dans un même sac, tenir de la bien-pensance. Nostalgique assumé d’une époque qui n’a pas existé et qu’il n’a donc pas connue (l’auteur n’a pas 30 ans), Marsault se veut réac et provoc plus que politisé – et tant pis si ses bonnes blagues avec Hitler et les SS ne font rire que les lecteurs du blog d’actualité classé à l’extrême droite FdeSouche: ils sont nombreux.

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