BD: Professeur Cyclope, des tablettes au papier

© Professeur Cyclope
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La revue exclusivement numérique devient un label d’albums en papier. Une dynamique logique plus qu’une contradiction, et qui prouve a contrario le potentiel créatif de la BD numérique.

Sacha Goerg et Pierre Maurel, à l’oeuvre sur la couverture et dans le Cadavre exquis du Focus de cette semaine, ne s’attendaient sans doute pas à ça en signant avec la revue numérique Professeur Cyclope pour publier leur projet: ils sont devenus quelques mois plus tard les « têtes de gondole » d’une nouvelle collection de vrais et beaux albums tout en papier, enthousiasmante et déjà prestigieuse au sein du catalogue Casterman. Le Professeur Cyclope, toujours revue numérique tout en dessins et mensuelle dont le 16e numéro est à lire sur tablettes, smartphones ou ordinateurs, est en effet devenu un label de collection, co-édité par Casterman et Arte Editions (déjà principal partenaire de la revue numérique): quatre albums au catalogue cette année, cinq l’année prochaine, tous issus des « pages » du magazine. Et une identité éditoriale qu’il revient donc aujourd’hui au Suisse Sacha Goerg et au Français Pierre Maurel, installés à Bruxelles, d’incarner et de défendre en albums, au-delà de ses seules origines numériques, alors qu’ils ne font pas partie du cercle des fondateurs du Professeur, constitué par Gwenaël de Bonneval, Fabien Velhmann, Hervé Tanquerelle ou Brüno. « Mais c’est un honneur plus qu’une pression, s’amuse Sacha Goerg. Le choix de ce qui est issu de la revue et paraîtra en album se décide entre l’équipe du Professeur et Benoît Mouchart, le directeur éditorial de Casterman. Ce sont eux qui ont estimé que nous étions « représentatifs ». Tant mieux pour nous. »

Sacha Goerg et Pierre Maurel
Sacha Goerg et Pierre Maurel© Professeur Cyclope

Si Le Sourire de Rose et Iba (lire critiques dans le Focus n°29-30 du 18 au 31 juillet) ne peuvent cacher une certaine capillarité dans les influences et références -Sacha et Pierre partagent entre autres le même atelier, viennent de la BD indépendante et assument leur amour des récits de genres-, le parcours de leurs fictions respectives fut très différent. « J’ai écrit et dessiné Le Sourire d’abord en Turbomédia (mot concept qui désigne les nouvelles formes de récit interactif, ndlr), spécifiquement pour le magazine et le numérique, explique le premier. Le passage en album et en planches m’a demandé un gros travail d’adaptation, j’ai dû élaguer beaucoup, recomposer certains passages, en conservant l’essentiel: l’atmosphère et le rythme. » « Moi c’est exactement le contraire, poursuit le second. J’avais déjà entamé quelques planches de Iba quand ils m’ont proposé de les publier dans la revue. Le choix d’une lecture verticale ne m’a pas demandé beaucoup d’adaptations et heureusement parce qu’à la base, je ne suis pas spécialement porté vers le numérique, j’étais même un peu hostile… Mais aujourd’hui, je bosse sur un nouveau projet pour la revue, et cette fois en Turbomédia. J’apprends à aimer ça. L’essentiel, c’est de faire de bonnes histoires, et d’utiliser au mieux les outils qu’on se choisit. »

Cercle vertueux

« De bonnes fictions, efficaces, de qualité mais accessibles »… C’est ainsi, aussi, que Gwen de Bonneval définit la ligne éditoriale du Professeur, qu’elle soit sur tablette ou papier. Mais la BD numérique doit-elle vivre comme un aboutissement, voire une contradiction, cette reconnaissance de papier? « Au contraire, c’est une dynamique, explique l’auteur, fondateur et directeur éditorial de la revue depuis mai 2013. Nous espérions dès le début cette complémentarité entre supports numérique et papier. Les albums seront tous issus de la revue, mais ce sont des sensations différentes, des manières de lire complémentaires, parfois des publics différents. Il s’agit d’abord de faire de bonnes histoires, et puis effectivement d’instaurer une dynamique, un cercle vertueux qui mène des albums à la revue, mais aussi de la revue aux albums. »

BD: Professeur Cyclope, des tablettes au papier
© Professeur Cyclope

Car la BD numérique, pour créative et adaptable qu’elle soit avec Le Professeur, n’a pas encore tenu toutes les promesses lancées peut-être un peu vite ces dernières années. « Les usages avancent lentement, confirme Gwen, et l’offre stagne un peu; il n’y a pas grand-chose, en termes d’offre créative, autour de nous. On reste des exceptions, et les exceptions ne créent pas d’habitudes. Or, on ne veut pas représenter toute la BD numérique, on veut juste être Le Professeur Cyclope! Mais on doit bien le constater: le chemin est long… » Si des plateformes de distribution comme Izneo continuent de gagner des parts de marché via la numérisation des catalogues classiques, si d’autres comme Sequencity font leur apparition, et si le crowdfunding en bande dessinée connaît lui un essor considérable, force est en effet de constater que la révolution numérique, et surtout créative, se fait encore attendre. Et particulièrement en francophonie, là où les webtoons coréens et les comics US ont parfaitement intégrés la transition numérique. « En termes d’abonnés, nous sommes dans la moyenne basse imaginée à l’origine, commente pour sa seule part Gwen de Bonneval. Soit entre 700 et 1000 abonnés par an. On en voudrait évidemment plus, mais notre économie ne repose pas uniquement sur la vente d’abonnements. 50% vient d’Arte, qui offre sur son site un accès gratuit à environ 70% du contenu de la revue. Là aussi, on a appris: nous allons développer la visibilité de cette plateforme gratuite. Nous avons craint au début une certaine cannibalisation de l’offre gratuite sur le payant. Or les taux de conversion sont bons, et plus on est visibles, et partagés, plus on augmente le potentiel d’achats. Arte devait profiter de l’été et de certaines proximités de contenu pour avancer dans ce sens, notamment avec une BD numérique réalisée par Frantz Duchazeau autour de la Mano Negra, baptisée La Main heureuse. »

BD: Professeur Cyclope, des tablettes au papier
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Mais qu’en est-il à part Le Professeur? Rien à signaler ou presque: La Revue dessinée, née dans le même temps et le même esprit, connaît un énorme succès… dans sa version papier; Mauvais Esprit a arrêté les frais après 75 parutions hebdomadaires et numériques sur son site; beaucoup se contentent de versions PDF. Quant aux éditeurs historiques, ils restent toujours les grands absents de la création numérique, et ce parfois dans un silence assourdissant.

Spirou ZZZZ

L’exemple le plus frappant de ces effets d’annonce suivis de rien du tout revient sans doute à Dupuis et à son Spirou Z, version numérique, interactive et multimédia présentée comme la grande nouveauté au moment de ses 75 ans… Quinze mois plus tard, Spirou Z n’a jamais connu et ne connaîtra jamais de deuxième numéro. Un enterrement dans les règles effectué dans la plus grande discrétion -ça change. Trop cher, trop complexe, trop peu d’utilisateurs (et acheteurs) potentiels… La création numérique se cherche encore des modèles viables, ou le succès populaire qui lui en amènera d’autres, et créera ce cercle vertueux qu’appelle Gwen de Bonneval de ses voeux.

D’ici là, les 1000 abonnés du Professeur Cyclope n’ont en tout cas aucun doute sur le potentiel créatif et narratif de la bande dessinée numérique, qui n’échappera pas à ses fondamentaux: il faut d’abord de bonnes histoires et de bons auteurs avant de se choisir un « bon » support, et l’artistique aura toujours plus d’importance que le contenant. Bien utilisés, Turbomédia, lecture verticale ou case par case offrent de nouveaux champs narratifs… Et de nouvelles manières de lire qui ne disparaissent pas lorsqu’elles se figent en albums: la réussite du Sourire de Rose et de Iba tient entre autres à leur rythmique, totalement libre, influencée par leurs origines numériques et « différente » des narrations classiques.

  • Dans le Focus n°29-30 du 18 au 31 juillet, lisez également nos critiques de Le Sourire de Rose et Iba ainsi que les derniers épisodes de notre cadavre exquis BD de l’été.

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