Philippe Sireuil

Philippe Sireuil: « On parle trop de culture, et plus assez d’art »

Philippe Sireuil Metteur en scène, co-fondateur du Varia

À la réduction des subventions, au délestage de la culture à la RTBF et à la précarisation du statut des artistes s’ajoute un climat délétère aux relents populistes qui tente de faire passer l’art pour une lubie d’aristos. Qu’en pensent les principaux intéressés? La parole à Philippe Sireuil, metteur en scène et co-fondateur du Varia.

En 2014, il a dépoussiéré magistralement Les Mains sales de Jean-Paul Sartre, réinterrogeant l’engagement et nos actes. Le metteur en scène Philippe Sireuil, co-fondateur du Varia à l’époque rebelle du « jeune théâtre », n’a jamais mâché ses mots quand il a fallu défendre l’art, la culture et sa politique. Donc aujourd’hui encore.

Coupes budgétaires, précarisation du statut des artistes, réduction à la portion congrue de la culture sur la RTBF, censures… La culture est-elle en danger?

« Pour mériter de la tragédie, un peuple n’a pas besoin de culture, il a besoin de style », écrivait Barthes. Il est à craindre que du style, nos dirigeants en aient peu. Quelle que soit la ligne partisane qui les anime et malgré les beaux discours proclamés çà et là, les tutelles politiques n’ont jamais élu le financement de la culture comme une priorité, mais comme un accompagnement consenti. Aujourd’hui, dans l’abandon généralisé des valeurs provoqué par l’hydre de la finance, les maquillages s’effritent, les pratiques et les discours les plus cyniques se dévoilent sans vergogne, mais le danger guette depuis belle lurette.

Pourquoi est-elle mal-aimée ou à tout le moins déconsidéréede nos jours?

Il faudrait s’entendre sur ce qu’est la culture, quels territoires le mot délimite. Et définir qui la déconsidère. Je pense qu’on parle trop de culture, et plus assez d’art: c’est devenu un gros mot, qu’on doit aujourd’hui écrire en pointillé, se passer sous le manteau comme une oeuvre licencieuse, tellement il semble entaché de suspicion aristocratique… Dans un monde étranglé dans l’étau de l’économie, où la valeur d’un acte se définit par le profit engendré, rien d’étonnant à ce que la culture qui englobe les territoires du superflu, de l’immatérialité, de la gratuité, se voit soit taxée d’élitisme ou de conservatisme, soit ravalée aux caniveaux du populisme.

On parle trop de culture, et plus assez d’art.

A qui la faute? Aux parents? Aux politiques? A l’école? A Internet?

Aux temps adversaires que nous traversons, où plus rien ne se distingue, où l’effort, la lenteur, le silence sont des qualités négatives, où tout est égal à rien. A la perte de la spiritualité, à la frénésie et à l’abrutissement médiatique, à la télévision naguère nouvelle fenêtre ouverte sur le monde, et qui a baissé ses volets, où la générosité du regard a fait place à la cupidité de l’audimat.

C’était mieux avant?

La nostalgie du passé ne guide pas mes propos, l’inquiétude face aux temps présents, si. La démocratie n’est pas ontologique à l’être humain, c’est le fruit des convulsions de l’Histoire, et des combats pour l’émancipation et l’éducation. L’Europe d’Adenauer et de De Gaulle se voulait un espace politique garantissant à ses populations paisibilité et prospérité. On prostitue l’idéal d’hier sur l’étal du Grand Marché: on voit çà et là -et même à l’intérieur de notre joli Royaume- le bleu libéral virer au brun nauséeux. Vu sous cet angle, oui, « c’était mieux avant ».

Quels arguments utiliseriez-vous pour convaincre les réticents que la culture doit être une priorité?

L’évidence devrait pouvoir se passer d’argument… « Les maîtres d’école sont des jardiniers en intelligences humaines », a écrit Victor Hugo. La culture peut y trouver place pour conserver à l’homme sa condition d’homme, et non flatter ses tentations barbares.

Comment redonner le goût de la culture?

La culture n’a ni goût, ni odeur. Elle ne demande que la possibilité d’une rencontre, d’une curiosité, d’un détour, cela implique qu’on en ait l’information, le temps, le porte-monnaie et l’itinéraire, cela demande une vision et une implication du politique et du terrain.

Les révolutions technologiques ont de tout temps bouleversé les pratiques culturelles. N’est-ce pas un combat d’arrière-garde que de s’accrocher à une vision « classique », immuable de la culture?

« Il faut être de son temps », disait l’un. « Et si le temps a tort? », répondait l’autre.

A une époque, on disait: « Le théâtre est un art minoritaire », « L’élitisme pour tous ». Aujourd’hui, on sent la pression du « populaire pour tous », avec des discours de management-rentabilité, l’arrivée du crowdfunding, la participation du public à la création du spectacle, des programmateurs-marchands, etc. Certains artistes vantent d’ailleurs la rentabilité économique de la Culture. La pente est dangereuse ou salutaire?

Aujourd’hui, l’économie pollue jusqu’au vocabulaire: on « gère ses enfants, affronte un challenge, souffre d’un déficit d’image », on reste « bankable en jouant gagnant-gagnant », pour citer Régis Debray dans L’Erreur de calcul. La confusion règne, et les métiers de la scène n’échappent pas à cette confusion délibérée ou inconsciente. De nombreux plaidoyers démontrent l’importance de la culture dans l’activité économique -notamment les industries culturelles-, mais soumettre la création artistique aux lois du marché est une illusion ravageuse. Pour ma part, je fais miens ces mots de Jean-Luc Lagarce dans Du luxe et de l’impuissance: « Résister. Eviter toujours ces mots-là, ces choses qu’on ne comprend jamais, « le consensus », « la conjoncture », « les synergies », on a beau avoir fait des études, ces mots-là, on ne les comprend pas, alors, on les laisse. Ne pas craindre l’affrontement. Ne pas craindre même, admettons, de provoquer l’affrontement. »

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