Rock et surdité: le tour effrayant des oreilles belges

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

L’annonce de la surdité imminente du chanteur d’AC/DC n’est que le sonotone cachant à peine une large forêt de problèmes chez les musiciens. Un tour des oreilles belges, parfois effrayant, s’impose.

« Les gens, c’est chargé d’émotion que je vous annonce qu’il me faut arrêter la musique pour une durée indéterminée, ceci en raison de gros problèmes d’oreille interne. Quinze piges que j’me bats contre des crises récurrentes de surdité, des acouphènes de plus en plus invalidants, et les angoisses qui en découlent. » C’était il y a 18 mois et Veence Hanao, rappeur aux codes funambules, quitte prématurément la scène. Ce qui étonne, outre l’âge vraiment précoce du Bruxellois -31 ans…- c’est que Veence, sur scène, navigue dans un spoken word qui n’a rien de boucaniste. Contrairement aux évidences de volume monstrueux, notamment dans le heavy son à la AC/DC. Contacté à la mi-mars 2016 pour parler du problème d’audition chez les musiciens, Veence décline: « Je passe ma vie de tous les jours à vivre ce problème et à devoir répondre à des gens qui, parfois bienveillants, parfois pas, parfois juste polis, parfois seulement curieux, me posent des questions à ce sujet-là. Ça fait bientôt deux ans et c’est un peu usant, en fait… Bien que je comprenne ta démarche, désolé mais je ne préfère pas m’exprimer publiquement là-dessus pour l’instant… »

AD/DC
AD/DC

De fait, l’incident de Brian Johnson, vocaliste d’AC/DC sommé de quitter les concerts sous peine de perte définitive de l’ouïe, remet dans l’actu un fait perturbant: on en est à la troisième, voire quatrième génération de musiciens aux oreilles martyrisées voire anéanties. On en témoigne comme spectateur de concert: qui n’a pas eu d’acouphènes au lendemain d’une soirée bien arrosée en décibels, quitte à ce que les bruits décident de camper pour toujours dans l’oreille (voir encadré)? On a tous des souvenirs de volume dément: perso, c’est lors d’un concert du rappeur MC Hammer à Forest National (en 1991) où le bombardement de basses insensées fige l’estomac et gèle les intestins. Même avec des protections, on ne tient pas plus de cinq minutes (effrayantes) alors que des gamins du premier rang sont en extase. Certains lendemains ont dû être moches.

La peur aux trousses

Une simple annonce sur FB ramène des messages. Celui de ce bassiste bruxellois: « J’ai perdu à jamais 40% sur certaines fréquences à cause d’un solo de batterie! » Ou ce pianiste qui témoigne pour autrui: « Ce n’est un secret pour personne qu’il souffre d’un monstrueux acouphène qui l’oblige à mixer à 30 dB, autant dire un murmure, et pourtant, il continue à produire des albums et à en mixer d’autres, au radar, et pas si mal, d’ailleurs. » Un troisième? « Une copine bassiste en France mettait des boules Quies, pas vraiment faites pour se protéger de la musique: elle s’est retrouvée avec 50% de perte d’audition et a parcouru tous les ORL de Paris avant qu’on ne lui découvre une sorte de calcification entre la mâchoire et l’oreille interne. Quelques séances d’ostéo lui ont permis de retrouver l’intégralité de son audition, mais depuis, elle joue en acoustique. »

Sans que le sujet ne soit déclaré tabou, l’anonymat reste une option privilégiée. En parlent plus facilement ceux qui en sortent en limitant les dégâts ou, ironie, en voulant se protéger. Par exemple, Emmanuel Delcourt, guitariste-claviériste de Roscoe et MLCD. « Un petit morceau de l’embout de protection est parti profondément dans l’oreille: impossible à enlever et aucun pharmacien ne voulait s’y risquer. Le tympan s’était enflammé: pendant quelques heures, il n’y a eu aucun répit, le mal prenait la moitié du crâne, super intense, comme si tu avais un couteau remué dans une plaie. » Le soulagement vient lorsqu’un ORL récupère l’embout volage et se termine par trois jours de gouttes dans l’oreille. Sans dégât final autre que la peur et ce constat presque « banal »: « Je suis environ 200 jours par an immergé dans la musique, plus les concerts auxquels j’assiste: l’audiogramme de contrôle a révélé une perte autour des 4000 Hertz, pas catastrophique, mais assez typique de ma génération de musiciens. » Depuis cet épisode il y a quatre ans, Emmanuel n’utilise plus que des protections « de meilleure qualité » qui empêchent les embouts de s’infiltrer dans des zones sensibles. « Désormais, sur scène, comme mes camarades de Roscoe ou de MLCD, je suis équipé d’écouteurs in-ear qui gèrent des volumes calibrés. »

Dès la fin des années 80, plutôt que d’entendre le son via un baffle de retour installé face à lui en concert, le musicien peut porter des écouteurs qui mixent de façon beaucoup plus précise une sonorité d’ensemble lui permettant de s’entendre et donc de s’intégrer à la musique. Ce type de casque, au prix démocratisé depuis une quinzaine d’années (comptez quand même plus de mille euros par personne avec l’émetteur-récepteur) a l’avantage d’offrir un son moins volatile et dangereux que le dispositif ancien. Certains groupes se foutent du volume et en abusent. Emmanuel Delcourt: « Je suis allé voir Fat White Family au Reflektor et, au fur et à mesure du concert, leur ingé son poussait le volume de plus en plus fort. Cela fait sans doute partie du spectacle, il y a aussi un côté « subversif » à ne pas respecter le niveau sonore imposé »…

Veence Hanao
Veence Hanao© Lara Herbinia

Son et vision

« En Wallonie, on est dans le flou artistique quant à la question de la limitation des décibels, il n’existe qu’un vieux règlement communal à 90 dB pas du tout adapté à la réalité du spectacle puisque cela correspond au volume d’un public de 2.000 personnes qui applaudit! Il n’y a pas de décret communautaire comme chez les Flamands qui ont trouvé un système de moyenne, soit 102 dB sur un quart d’heure. C’est donc ce dernier modèle qu’on applique: cela se négocie avec le groupe sur place, même si certains mettent spécifiquement dans leur contrat qu’ils refusent toute limite, ce que nous n’acceptons pas… » Fabrice Lamproye, boss du Reflektor et des Ardentes, met le doigt sur l’incohérence des réglementations: en Wallonie comme d’ailleurs à Bruxelles, dans l’attente d’un décret régional, on applique la loi flandrienne. Au Botanique par exemple où Paul-Henri Wauters confirme le bienfait des 102 dB par quart d’heure: « Depuis plus de deux ans qu’on applique cette règle, on n’a pas eu un seul mail du public se plaignant du volume. »

A l’international, cela se complique un peu: « La Suisse a été l’un des premiers pays à réglementer cela et de façon très sévère. Maintenant, selon les cantons, on est dans le système d’un calcul par quart d’heure mais à 94-98 dB. » Olivier Gérard est ingé son -il a longtemps travaillé à l’AB- spécialisé en mix live: Hooverphonic, Khaled, Maurane, Lafontaine, récemment Natalie Merchant et, depuis 2012, Simple Minds. Avec les Ecossais, il tourne dans le monde entier: « J’ai dû faire 300 dates en leur compagnie. Le nord de l’Europe a tendance à être davantage réglementé mais en Angleterre, il n’y a pas de limite sauf dans certains endroits comme aux Kew Gardens où c’est 92 dB. J’essaie de tourner autour des 100 dB parce que la sensation physique doit rester primordiale. D’autant qu’aujourd’hui, notamment grâce au système Line-Array(1), la puissance est mieux maitrisée. Même s’il m’est arrivé, à l’AB, d’arracher le casque de l’ingé son de Mogwai, complètement fou, qui poussait jusqu’à 112 dB. »

Sous-marin

« Ce n’est pas toujours une question de volume mais aussi de mix en live. » Didier Moens est guitariste de La Muerte et connaît deux trois choses sur la sensation son. Pour lui, c’est justement la question. Il s’agace un peu des « règlements débiles: le public est assez grand pour savoir. Même si je fais gaffe, en studio quand je mixe, je ne veux pas passer mon temps à regarder un écran et un niveau: ce n’est pas très rock’n’roll. C’est comme faire de la moto au-delà de 70 km/h, c’est aussi accepter de se casser la gueule. » Didier se protège néanmoins les oreilles mais croit à une forme d’entraînement du corps et « pas aux gens qui ne vont jamais au concert et puis s’enfilent trois jours à Tomorrowland face à la sono ». Ce qui ne l’a pas empêché d’avoir à deux reprises un crash sonore. Une première fois il y a 18 ans: « Je croyais que c’était un bouchon mais je n’ai pas attendu 24 heures et me suis retrouvé cinq jours à l’hôpital à Leuven, baxters non-stop. Sans cette réaction rapide, les dommages étaient non réparables. » La seconde fois, il y a deux ans, Didier se retrouve carrément pour dix séances en caisson hyperbare à Anvers: « Tu es comme dans un sous-marin, un caisson pressurisé, avec huit-neuf sièges, tu descends à moins quinze mètres et à cause de la pression, l’irrigation des tout petits vaisseaux est à nouveau possible. La « descente » est pénible: comme en avion, fois mille. »

Didier s’en tire bien, ce n’est pas le cas de tout le monde. Marc Ysaye, directeur de Classic 21 et batteur de Machiavel, laisse un témoignage pour le moins flippant: des acouphènes permanents à 90 dB et une hyperacousie qui rend insupportable un bruit de porte qui claque ou un vidage de lave-vaisselle. « Cela engendre aussi une forme de surdité, de ne plus comprendre ce que les autres disent en réunion, de ne plus pouvoir supporter non plus le silence. J’ai même essayé des prothèses, de petits haut-parleurs qui envoient un bruit supposé contrecarrer les acouphènes, mais cela n’a pas marché. Donc je trouve que la prévention, c’est pas mal… » CQFD?

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(1) SYSTÈME D’ENCEINTES ACOUSTIQUES « EN LIGNE » QUI PERMET DE MIEUX DIRIGER LE SON, Y COMPRIS SUR DE VASTES DISTANCES, NOTAMMENT EN PLEIN AIR.

L’avis du spécialiste

Pierre Bisschop est ORL et chef de service à l’hôpital Brugmann à Bruxelles.

« L’exposition à un bruit intense est nocive pour l’oreille interne -la cochlée- mais la durée d’exposition à un bruit parfois un peu plus faible compte aussi, parce que la quantité d’énergie qui arrive à l’oreille interne est cumulée. Ainsi, par exemple, un maître-nageur ou un dentiste exposés toute leur vie à 90dB, huit heures par jour, souffriront aussi de l’exposition au bruit. »

A 62 ans, le docteur Bisschop a 35 ans d’oreilles derrière lui et pose le constat: « De plus en plus de jeunes viennent nous consulter après une exposition au bruit, souvent le lundi matin, après un concert ou une sortie en boîte. Ils présentent des acouphènes ou parfois une sensation de diminution de l’acuité auditive. Le son est une énergie acoustique vibrante qui est une onde et si l’exposition est importante -notamment aux fréquences aiguës, les plus nocives- les cellules de l’oreille interne peuvent s’intoxiquer voire être détruites par cette énergie, sans que la récupération ne soit toujours possible. »

Dégât classique: l’acouphène. « Un sifflement, un bourdonnement, une perception personnelle dont la modulation et l’intensité varient dans le temps. L’oreille interne se comportera alors comme un poste de radio auquel il manquerait dorénavant un ou deux transistors ou comme un piano désaccordé: probablement dû à une désafférentation des cellules (absence totale ou partielle de connexion entre les cellules de la cochlée et le cerveau) parce qu’elles sont mortes. La science cherche via des analyses histochimiques ou électrophysiologiques des remèdes aux dysfonctionnements de l’oreille interne, sans avoir jusqu’ici trouvé de traitement définitif. Les acouphènes, c’est comme la douleur: certains les supportent mieux que d’autres. »

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