Rencontre avec Squid, le groupe le plus excitant d’Angleterre
Catapulté sur le devant de la scène par une poignée de singles aussi secoués qu’irrésistibles (Houseplants, The Dial) et un premier EP surprenant (Town Centre), Squid dépasse toutes les attentes avec un album inaugural qui réinvente le rock anglais.
Depuis quelques années, de l’autre côté de la Manche, le rock a retrouvé des couleurs et son audace. Grâce à une poignée de groupes pratiquement tous passés entre les mains expertes du producteur londonien Dan Carey, un vent nouveau de liberté, de folie et de jeunesse souffle sur la scène britannique. Si Black Midi (dont un nouveau disque est attendu à la fin du mois) part davantage dans le bruitisme, là où Black Country, New Road (qui a sorti son premier album le 5 février sur Ninja Tune) joue dans les marges du jazz, les membres de Squid (résolument plus modernes et funky) partagent avec eux leur goût de l’aventure, leur sens de la rupture et leur propension à l’exploration. « On a grandi comme groupes et comme musiciens au même moment avec le même genre de trajectoire et on s’est retrouvés sur des affiches de festival ensemble, résume Ollie Judge, le batteur et chanteur qui aime les bonnets… Mais on ne sonne pas de manière fort similaire. Ce qui nous rapproche surtout, c’est qu’on aborde la musique de manière libre et expérimentale. »
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Squid est né à Brighton où ses membres ont étudié la musique, les médias et les neurosciences. Pour la plupart à l’université du Sussex. Ollie, originaire de Chippenham, a cependant rencontré Louis Borlase (guitare) lors d’une soirée techno à Bristol. Avant de créer leur univers, de taper dans le post-punk, de danser sur les cendres de la no wave et du label DFA cher à James Murphy (imaginez un croisement entre James Chance, LCD Soundsystem, Talking Heads, Battles, The Fall et pas mal d’autres choses encore), Laurie Nankivell (basse, cuivres), Anton Pearson (guitare) et Arthur Leadbetter (clavier, cordes, percussions) ont eu un groupe de reprises soul funk intitulé Better Call Soul… « On a donné seulement quatre concerts, racontent-ils d’une voix. Le dernier sold out, 600 personnes. Après, on s’est séparé. On revisitait Erykah Badu, The Budos Band, Sylvester, Gil Scott-Heron… L’idée était de faire un DJ set mais avec un vrai groupe de 14 personnes pendant deux heures. On ne jouait pas des trucs évidents. On voulait proposer quelque chose d’à la fois intéressant et dansant. Ça a marché mais on a été aussi loin qu’on le pouvait. Si on avait continué, on serait en train de jouer dans des mariages… (rires) On aurait pu se faire du blé. On serait sans doute un peu plus riches mais complètement baisés. »
Après avoir terminé ses études, Judge s’est mis à travailler dans l’industrie du disque et a bossé au service de presse du label Domino. Anton, qui avait comme Arthur et Louis étudié la musique, a lui accumulé les petits boulots. Notamment celui de surveillant à l’unif pendant les examens… « J’avais plutôt apprécié. C’est tellement calme que tu as le temps de réfléchir. Puis, j’étais très mauvais. Je n’ai jamais chopé qui que ce soit. On a eu une période assez bizarre où on était vraiment fauchés. J’étais inscrit dans une agence de recrutement et j’ai accepté des drôles de boulot mais on ne devait pas pour autant prendre un job à temps plein qui aurait coupé l’élan du groupe. »
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Science-f(r)iction
Si Squid porte un nom de mollusque aquatique, sa musique tentaculaire évoque davantage une pieuvre qu’un calamar (Judge aurait failli s’étrangler avec une de ces bestioles quand il était petit). Bien nés, les cinq musiciens semblent tous posséder une solide culture musicale. Ils avouent avoir été obsédés par Neu!, BEAK> et This Heat. Racontent avoir passé beaucoup de temps à écouter de la musique ensemble. Indie, jazz, ambient… « Mes parents m’ont emmené voir les Pixies en concert quand j’avais huit ans, se souvient Ollie. Et un mec qui louait une chambre chez mes parents m’a fait découvrir très jeune Warp (label sur lequel ils sortent leur album, NDLR) et Aphex Twin. Je suis très tôt devenu un fan de musique assez nerdy. Je ne pense pas que mes goûts ont changé fondamentalement ces derniers temps. Bien que le lockdown m’a amené à écouter davantage la radio. NTS a une programmation assez diversifiée. J’ai écouté pas mal de Sun Ra et de hip-hop. Je trouve que Boldy James est vraiment bon. » Si Louis a été biberonné au Captain Beefheart et au Frank Zappa, Anton a découvert la musique en apprenant à jouer de la guitare. Il n’a tout un temps juré que par Led Zeppelin et Jimi Hendrix. « Je considérais tout le reste comme de la merde avant de me mettre à la musique indé britannique. D’assister à des concerts et d’aller en festival. Des années avant qu’on se connaisse, Ollie et moi avons assisté à la même édition de Reading. On s’est retrouvés sans le savoir dans une même foule à écouter le même concert de Radiohead. »
Squid, qui a donné son premier concert dans un club de jazz de Brighton, est le genre de groupe qui rend l’avant-garde accessible. Pointu mais pas élitiste. Exigeant mais surtout avec lui-même. « On voulait enregistrer un premier album ambitieux. Je pense que c’est le cas. Je me souviens avoir dit à Anton que je voulais un disque de science-fiction. Et ça aussi, j’ai l’impression qu’on l’a fait. » Ollie parle d’Arrival (Premier Contact), le film de Denis Villeneuve. Mais les références sont davantage littéraires que cinématographiques. Il épingle Concrete Island (L’Île de béton) de J.G. Ballard, Ice (Neige) d’Anna Kavan… « Des livres de science-fiction qui ont une vraie dimension humaine. Ce ne sont pas des histoires de vaisseau spatial qui ont infusé dans ce disque mais plutôt cette lutte permanente que signifie le fait d’être un être humain. On n’a pas inventé un tout nouveau monde. Il est ancré et trouve ses racines dans les problèmes de l’homme. Chez Ballard, il y a beaucoup de descriptions très reconnaissables de ville. Anna Kavan plonge davantage dans un monde imaginaire mais c’est assez trippant. »
Bright Green Field n’est pas un disque de pandémie. Déjà tout simplement parce que la majeure partie de l’album avait été écrite avant l’arrivée de l’épidémie. Si l’une des chansons s’intitule GSK, c’est même un pur hasard. « Le morceau n’a pas été écrit du tout à propos de la société pharmaceutique, du Covid ou de quoi que ce soit du genre. C’est juste que je lisais Concrete Island et le building de GSK à Londres est un énorme gratte-ciel, vraiment dystopique, avec des fenêtres miroirs. C’est à ce bâtiment que cette chanson fait référence. »
Plus que de se concentrer sur des personnages, les membres de Squid ont cherché à créer un paysage urbain imaginaire. Les morceaux évoquent son architecture, des lieux, des événements. « On a essayé de faire en sorte que l’album s’apparente à un endroit physique, explique Anton. Une espèce d’espace citadin. On aime imaginer les chansons du disque comme des épisodes qui se déroulent dans un même cadre. » Squid n’offre pas une vision futuriste de Londres ou de Brighton mais emprunte des éléments à des endroits qui lui sont familiers. « C’est une ville générique. Une ville britannique. Une vision vague et surréaliste basée sur notre imagination collective. » On est loin de l’Angleterre pastorale pour le coup. Si cet album était un bâtiment? Judge se marre en citant la Tour de Londres et Buckingham Palace. Pearson se contente d’évoquer « un building conçu par cinq architectes qui auraient réussi à se mettre d’accord ».
Prendre du recul
Squid aurait pu capitaliser. Bright Green Field n’est composé que de nouvelles chansons. « Vu la manière qu’on a d’écrire, de changer les choses rapidement, ç’aurait été bizarre pour nous d’y glisser des morceaux écrits et développées à un autre moment, dans un autre endroit et dans un autre état d’esprit, commente Anton. Un disque a une temporalité. Tu ne peux pas appuyer sur pause. Tu as de nouvelles idées. De nouvelles choses à dire. Tu dois prendre des décisions en fonction de l’instant. »
2020 a été une année aussi étrange et perturbante pour Squid que pour le reste de la planète. Le groupe allait se lancer dans sa première vraie grande tournée anglaise quand le virus a débarqué dans les parages. « On a fini par l’annuler avant même que le gouvernement intervienne. Jusqu’à ce que les choses tournent vraiment mal, on répétait et préparait notre set. Puis chacun est parti de son côté. Ç’a été le grand flou. Aussi bien économiquement que personnellement parlant à un certain point. Mais on a pu prendre un mois pour peaufiner toutes les chansons avant d’entrer en studio. »
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En juillet dernier, la petite bande est partie s’enfermer dans l’antre du sorcier Dan Carey (leur Nigel Godrich) au sud de Londres. « On avait eu l’occasion de prendre du recul. D’expérimenter autant qu’on le pouvait. De s’amuser finalement avec ces morceaux. S’assurer qu’ils soient intéressants et qu’ils capturaient l’énergie qu’on voulait leur donner. »
« Quand on est arrivés chez lui, Dan nous a dit que les groupes étaient rarement aussi prêts qu’on l’était », rigole Ollie. Les Squid ont pris un peu de temps pour se marrer avec tous ses jouets et faire sonner tout ça de manière aussi étrange qu’ils le pouvaient. Le résultat impressionne. Bright Green Field bénéficie d’une production aussi fine que maousse costaud. Il y a même quelques regrets à imaginer des gens l’écouter sur leur téléphone ou un ordinateur. « On a enregistré le disque qu’on voulait sortir. Après, s’il plaît aux gens, peu importe qu’ils l’écoutent sur une chaîne hi-fi à 3000 livres ou sur leur iPhone, remarque Anton. Ça nous va aussi. Ce serait vachement élitiste de prétendre que notre album ne s’écoute que sur du matériel haut de gamme et que les auditeurs doivent acheter un ampli à 700 balles. » « Qu’ils utilisent au moins un casque, rebondit Ollie en rigolant. Je repense toujours à cette vidéo de David Lynch qui parle de regarder des films sur son téléphone. Qu’est ce qu’il en dit? « I just don’t want you to watch my fucking films on your fucking phones ». » « Après, on se préoccupe du fait que les auditeurs ne considèrent pas notre musique comme jetable, reprend Anton. On espère qu’ils y accordent du temps et de l’attention. C’est important parfois d’ignorer le reste de sa vie pour pleinement apprécier quelque chose. »
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Société anxiogène
En deux rencontres, la première au festival Eurosonic dont il fut LA sensation il y a quasiment un an et demi, la seconde il y a quelques semaines par écrans interposés, Squid donne l’image d’un groupe malin, aventureux, posé et perfectionniste. Les Anglais ont le sens de l’humour et incarnent une génération 2.0 qui a réussi à trouver l’équilibre. À embrasser le meilleur du progrès sans rejeter le passé. Une génération préoccupée qui a grandi avec les menaces terroristes dans le monde anxiogène post-11 septembre et n’a connu qu’une planète effrayante digitalisée et ultramédiatisée. Pamphlets imagine une personne uniquement informée par les diatribes propagandistes de droite. Documentary Filmmaker est né de visites à un proche hospitalisé dans l’établissement où Louis Theroux a filmé son docu Talking to Anorexia. 2010 évoque à la fois la crise du logement et la santé mentale d’un travailleur en abattoir. « Watch your favourite war on TV. Just before you go to sleep. And then your favourite sitcom. Watch the tears roll down your cheek », chante Judge sur Global Groove. Furieux et incroyable morceau de bravoure d’un disque qui n’en manque pas, Narrator raconte l’histoire d’un homme qui ne sait plus distinguer ses souvenirs, ses rêves et la réalité finissant par la modeler avec ses propres désirs. La chanson a été inspirée par le film chinois Long Day’s Journey into Night. « Il a été présenté comme une comédie romantique pour que les gens aillent le voir mais c’est un film complètement fou. Un truc arty néo-noir assez impénétrable sans vraiment d’intrigue à laquelle se raccrocher. »
Squid a glissé sur le morceau l’intervention vocale de Martha Skye Murphy. Le magazine Loud and Quiet la décrit comme une personne à côté de laquelle on s’assied et qu’on a l’impression de connaître depuis toujours. « Elle a assuré des choeurs sur Push the Sky Away de Nick Cave. Elle était très jeune à l’époque et était partie avec lui en tournée. Elle a une voix incroyable, unique et une vision singulière. Ce qui manque à beaucoup de singer-songwriter. » Un reproche que personne ne peut adresser au groupe le plus excitant du moment…
Le 08/10 à l’Orangerie (Botanique).
Distribué par Warp/V2. ****(*)
Pour les visuels de son album, Squid a contacté un labo à l’université de Tokyo qui a fait écouter son disque à des cobayes et scanné la reconstruction cérébrale d’images par les auditeurs pour ensuite les générer par ordinateur. Post-punk, rock funk, kraut jazz… Bright Green Field est un léviathan. Un monstre mutant. Une bestiole protéiforme. No wave du XXIe siècle? Pop du futur? Radical et groovy, Squid utilise des instruments médiévaux (le père d’Arthur joue du basson de saucisse sur Boy Racers), embauche sur trois titres le saxophoniste de Black Country, New Road (entre autres) et laisse libre cours à une imagination débordante. L’herbe ne peut être plus verte ailleurs…
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