Miles Davis, portrait d’une légende

Miles Davis, sur scène en Allemagne, circa 1959. © Michael Ochs Archives/Getty Images
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Rejeton de la bourgoisie afro-américaine, visionnaire trompettiste, camé, colérique et violent, Miles Davis a traversé de son génie l’histoire du jazz et préfiguré nombre de ses courants. Retour sur une vie et un parcours mouvementés.

Tirer le portrait d’une légende, d’un musicien, d’un homme aussi complexe, insaisissable et multiple que Miles Davis? Un ascenseur pour l’échafaud… Quel Miles raconter? Miles le gamin bien né, fier et frêle? Miles l’arrogant dur en affaires? Miles le camé? Le mec violent qui lattait sa femme? Miles tout simplement le trompettiste, peut-être, plutôt? Mais encore une fois lequel? Celui, sage et timide des débuts? Celui qui initie le cool, rapproche le jazz du classique ou se prend pour Jimi Hendrix? De toute façon, résume Philippe Carles dans son Dictionnaire du jazz, « virtuose de la non-virtuosité, maître du silence et de l’allusion, du non-dit et de la note fantôme, du dérapage et de la brisure comme fondements du style, à la fois inventeur et vampire de toutes les modes qu’il a traversées, Miles Davis a réussi à échapper à tout étiquetage, à toute taxinomie inhérente à la fabrication des histoires de la musique. »

Miles Davis troisième du nom voit le jour à Alton, petite ville fluviale de l’Illinois, le 25 mai 1926, mais déménage rapidement à Saint-Louis, où son père ouvre un cabinet dentaire. La famille s’installe dans une grande et confortable maison de treize pièces aux stores rouges avec un garage pour la Lincoln-Zephyr du paternel. « Je n’ai pas gardé grand-chose des premières années de ma vie, dit-il dans son autobiographie. De toute façon, je n’ai jamais beaucoup aimé regarder en arrière. Ce que je sais, c’est que l’année après ma naissance, une violente tornade ravagea Saint-Louis. J’ai l’impression d’en avoir un souvenir vague -quelque chose au tréfonds de ma mémoire. Ça explique peut-être que j’ai parfois mauvais caractère -cette tornade a laissé en moi une partie de sa violente créativité. Peut-être m’a-t-elle légué un peu de la force de ses vents. Il faut du souffle pour jouer de la trompette. Je crois au mystère et au surnaturel; or, s’il y a quelque chose d’à la fois mystérieux et surnaturel, c’est bien une tornade. »

La mère est élégante, autoritaire, hautaine. C’est elle qui fera entrer le jazz dans l’imposante demeure avec un disque d’Art Tatum et un autre de Duke Ellington. A neuf ans, Little Miles (un surnom qu’il doit à sa petite taille) reçoit un cornet offert par un ami médecin de son père. A douze, il sonne le réveil et l’extinction des feux de son camp scout. Et à treize ans (anniversaire pour lequel il reçoit sa première trompette), vend le Chicago Defender, le premier journal noir américain. Une anecdote qui souligne déjà sa fierté raciale et sa volonté d’indépendance. À l’époque, le gosse économise pour acheter d’occasion les disques usagés des juke-boxes, écoute des programmes jazz tard le soir et part chaque jour à la bourre à l’école pour pouvoir suivre l’émission radio Harlem Rhythm. Début des années 40, Miles découvre Charlie Parker et se fait introduire dans les jam-sessions de la ville par le trompettiste Clark Terry. En 1942, à seulement seize piges, il devient professionnel en s’inscrivant à la Fédération américaine des musiciens. Il dirige l’un des principaux orchestres de la ville, s’habille comme Fred Astaire et tape le boeuf avec les pionniers du be-bop qui s’arrêtent à Saint-Louis.

Miles Davis
Miles Davis© Irving Penn

Du be-bop au cool

Fin septembre 1944, Miles part pour New York. Son père l’a, comme il le désirait, inscrit à la Juilliard School, mais le jeune homme n’a qu’une seule préoccupation en tête: retrouver Charlie Parker rencontré à Saint-Louis et qui deviendra un aussi brillant qu’encombrant professeur. Aves les quarante dollars que son « dad » lui file chaque semaine, Miles ne crève pas de faim et peut même se déplacer en taxi. Bird en profite allègrement, squatte son sofa et sa table quand il ne lui emprunte pas du fric (qu’il ne lui rend jamais) pour payer sa came, lui qui souffre depuis l’adolescence d’une forte addiction aux opiacés. Quoi qu’il en soit, Charlie et surtout Dizzy Gillespie font profiter leur jeune protégé de leurs talents et de leur expérience. Avec Freddie Webster, Davis traque tous les concerts de ses mentors, note au jour le jour leurs progressions d’accords et les rejoint à l’occasion sur scène. Ils jouent à l’époque avec le pianiste Thelonious Monk, le batteur Max Roach… Un annuaire ambulant du jazz.

Autant crispé par le manque de considération qu’accorde son école à la musique noire que par le manque de culture et de curiosité de ses frères de couleur, Miles agace par ses maladresses mais ne laisse pas indifférent. Le saxophoniste Coleman Hawkins est le premier à lui accorder sa confiance. Miles fait son trou, Joue pour Billie Holiday. Accompagne Parker avant et après son passage en hôpital psychiatrique, et finit, en 1949, par claquer la porte non sans l’avoir menacé d’un tesson de bouteille pour récupérer l’un de ses cachets. À l’été 1948, Miles s’est acoquiné avec l’arrangeur Gil Evans pour créer une nouvelle forme de jazz. Il fonde un groupe entre le big band et les petites formations be-bop. Et, en deux semaines, dans une boîte de jazz de Broadway appelée Le Roi de la Grillade (le Royal Roost) il jette avec son nonette les bases d’un nouveau genre plus calme et détendu: le cool.

À Paname pour le Festival de jazz de Paris, au printemps 1949, Miles se fait présenter par Boris Vian à toute l’intelligentsia française, de Sartre à Picasso, et tombe fou amoureux de Juliette Gréco (« j’étais comme hypnotisé, dans une sorte de transe »). De retour aux États-Unis où c’est la guerre froide, la chasse au communisme, il est tellement déprimé qu’il devient accro à l’héro. « Il m’a fallu quatre ans pour décrocher. Pour la première fois, je me retrouvais complètement en roue libre. Dégringolant à toute allure vers la mort. »

À l’époque, le public veut des musiques plus faciles à danser. Le jazz cool s’en sort bien, mais il est dominé par les héritiers blancs de Charlie Parker… Ce qui a le don de mettre Miles en rogne. Les drogues dures déciment le be-bop. « Le manque, c’était comme la grippe. Le nez coulait. Les articulations devenaient très douloureuses et si on ne se shootait pas, on dégueulait, décrit-il dans son autobiographie. C’était terrible. Je voulais éviter cette situation à n’importe quel prix. »

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Il se met alors à taxer des putes pour alimenter sa dépendance, choisissant ses engagements en fonction de la facilité d’approvisionnement. En rejoignant Art Blakey et John Coltrane dans l’orchestre de Sonny Rollins, Davis plonge de plus belle. Sorti d’un caniveau par Clark Terry qui le ramène chez lui, Miles se casse en douce avec des vêtements, une radio et une trompette de son vieux pote qu’il met au clou pour financer sa dope. Son père vient à la rescousse et le ramène à Saint-Louis. La voiture se fait saisir. Irène, la mère de ses enfants qu’il n’avait jamais épousée, s’en va engrossée par un autre… Le 15 septembre 1950, alors qu’il a décroché, il échoue derrière les barreaux avec Art Blakey pour consommation d’héroïne. S’il convainc le tribunal de son innocence (en janvier 1951), celui qui vient d’être désigné trompettiste de l’année par la revue Metronome a déjà replongé et attrapé la réputation d’un mec fini et pas fiable. Il lui devient même quasi impossible de trouver du travail.

En 1954, Miles est piqué au vif. Il a entendu l’étoile montante Clifford Brown et Chet Baker lui a ravi le titre de meilleur trompettiste. Miles bosse avec les principaux représentants du hard pop. Il enregistre pour Blue Note et Prestige. Funky (« puant » en référence aux odeurs corporelles) ou churchy, il renoue avec les fondamentaux de la culture noire, renvoie au climat sombre et déprimé d’un blues primitif (Blue Haze) ou dégage des atmosphères gospel plus positives (Walkin). À Detroit, où il se retrouve d’août à octobre, l’héro est de tellement piètre qualité qu’il parvient à décrocher. Se limitant désormais à la cocaïne. Après avoir appris en prison (il est fauché et Irene lui réclame une pension alimentaire) la mort de Charlie Parker, Miles signe en 1955 son premier contrat avec une grosse maison de disques, le label jazz le plus puissant du moment: Columbia.

Superstar du jazz

Dès les années 50, la chanson occupe une place particulière dans le répertoire de Miles Davis. Lors des ballades, le timbre de sa trompette rappelle d’ailleurs sa propre voix. Du moins ce qu’elle est devenue après une ablation de polypes du larynx… Pourtant, en public, il devient imprévisible, hautain, arrogant, refuse d’annoncer les morceaux et tourne le dos aux spectateurs. Bientôt, il confiera sa volonté de quitter la scène, dégoûté par le business, fatigué du jazz. Miles s’inscrit alors à nouveau dans un courant émergent le rapprochant cette fois de la musique classique. Il retrouve Gil Evans et enregistre Miles Ahead, dont il exigera un changement d’artwork après avoir découvert une jeune femme blanche sur sa pochette. En 1957, l’une de ses conquêtes intercède en faveur de Louis Malle. Il enregistre en une nuit la musique d’Ascenseur pour l’échafaud. En 1959, il mettra en boîte avec le pianiste Bill Evans, John Coltrane et Cannonball Adderley ce qui deviendra l’album de jazz le plus célèbre de l’histoire, un disque improvisé autour de trames qu’il a composées: le mythique Kind of Blue… Cool jazz, hard bop, modal, jazz rock… À chaque nouvelle étape du jazz qu’il semble initier, Miles garde ses distances, se tient précautionneusement à l’écart de la mêlée. Il n’est pas à l’origine du free jazz, le critique même vertement (trop caustique et bruyant), mais s’entoure de jeunes musiciens fortement influencés par le genre…

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Alors que le jazz et le funk sont à la mode, Miles entre fin des sixties dans sa période électrique. Il s’entoure des futurs chefs de file du jazz fusion, s’ouvre encore davantage à l’improvisation. Avec In a Silent Way et Bitches Brew, il allie succès populaire et véritable révolution. Miles veut combiner ambitions commerciales et artistiques. James Brown et ses potes incarnent à ses yeux la nouvelle musique du peuple noir au contraire du blues qu’il déclare vendu aux Blancs. En 1972, On the Corner, sur lequel il utilise une pédale wah-wah pour distordre le son de sa trompette, veut faire groover Sly Stone et Stockhausen. Culmination des recherches dans la musique concrète. La jeunesse Black ne mordra pas à l’hameçon.

Accidents de bagnole, diabète, ulcères, pneumonies… Dès 1975, Miles disparaît de la circulation et arrête les concerts. Il y a la déprime, les tracas de santé renforcés par sa consommation frénétique de drogues (500 dollars par jour de cocaïne), d’analgésiques et d’alcool. Il s’enferme chez lui avec pour seule source de lumière une télé allumée en quasi permanence. Il réapparaît en 1981, séduit un public encore plus large et joue le rôle du passeur s’attaquant au répertoire de… Michael Jackson et de Cyndi Lauper. Pour son dernier album, posthume, Miles, parti à 65 ans le 28 septembre 1991, collabore avec des rappeurs. Nigga with attitude…

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