Les NFT sauveront-ils la classe moyenne musicale?

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Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

En voie de disparition, la classe moyenne musicale sera-t-elle sauvée par la vente de NFT, ces crypto déjà fort décriés par des personnalités comme Brian Eno et Bertrand Burgalat? N’y comprenant pas grand-chose, ce Crash Test S06E19 se gardera bien de répondre à la question. Nuancer les critiques, par contre, on ne va pas se gêner…

À moins d’être un insider au courant de ce qui se trame réellement en coulisses, le show-business a toujours tenu du gigantesque miroir aux alouettes. Une Matrice sous pilule bleue. Depuis très longtemps, ce que pense en savoir le grand public tient le plus souvent du mensonge. Jadis, on faisait passer les roucouleurs gays pour des « tombeurs de femmes » et les camées au dernier degré pour des poétesses tourmentées. Aujourd’hui encore, on nous vend beaucoup de groupes sous la légende de la bande d’amis ultra-créatifs et libérés des contraintes du quotidien, menant une vie très amusante, alors qu’en réalité, les gars ne peuvent plus s’encadrer dès le deuxième album, sont burn-outés, surendettés vis-à-vis de leurs labels et donc condamnés à grenouiller bien davantage sur scène et en studio qu’en pantacourts à Miami Beach. Jusqu’il y a peu, il existait toutefois dans le show-business une sorte de « classe moyenne ». Des artistes qui vivaient confortablement de leur musique ou même de royalties annuelles à vie pour un seul et unique tube. Pas des stars, mais pas des crevards non plus. Le genre de personnes que l’on pouvait croiser dans les bars derrière une bière en se disant « tiens, mais elle était pas sur MTV l’autre soir?« , au supermarché au rayon des chips et puis reconnaître dans un festival derrière un micro: « Oh, mais c’est la voisine de Charlotte! » Contrairement à la piétaille et aux noms porteurs, ceux-là me semblent avoir toujours joui d’une certaine liberté. La musicienne pro qui ne fait que ça mais à sa guise, le DJ/producteur dont les sets de weekends payent toutes les dépenses de la semaine, ainsi que les vacances et l’école de son enfant.

Je ne vous apprendrai évidemment rien en disant que cette classe moyenne est en fait en train de disparaître. En gros, à la louche, on peut même dire que de nos jours, à moins d’avoir le statut d’artiste, le monde se divise entre les amateurs condamnés à le rester et les trompe-la-mort signant des pactes faustiens avec l’industrie. Autrement dit, on a d’un côté des artistes désormais forcés de pratiquer leur art en dehors de leurs heures de boulots plus alimentaires et d’autres qui vont devoir jouer un jeu extrêmement énergivore pour tenter de décrocher le jackpot. Cette idée de classe moyenne qui disparaît, évidemment pas que dans la musique, est à la fois une réalité et un marronnier journalistique. Sur les réseaux sociaux, pour peu que l’on s’intéresse à la chose musicale, on tombe régulièrement sur des liens vers des articles de sites spécialisés qui pointent les raisons de cette funeste évolution mais aussi les éventuelles solutions pour à nouveau pouvoir correctement vivre de sa musique quand on n’a pas envie de la sortir sur Universal. Le streaming est ainsi souvent pointé du doigt et il est maintenant bien connu que la répartition des royalties récoltées par des plateformes comme Spotify et Apple Music est hautement problématique. Dans un article récent paru sur MusicTech, un certain Clovis McEvoy, artiste primé et spécialiste de la « musique pour réalités virtuelles« , rappelle ainsi de façon aussi lapidaire que juste que si vous vous abonnez à une plateforme pour n’y écouter que du math-rock obscur, « la plus grande partie de votre souscription ira probablement malgré tout sur le compte en banque de Beyoncé, pas sur celui des artistes que vous aurez réellement écouté« . Selon ce même McEvoy, « l’industrie musicale n’a jamais été facile. Mais les nouvelles technologies disruptives et l’évolution rapide des business models rendent de plus en plus difficile la construction d’une carrière à succès.« 

Dans ce même article, McEvoy donne longuement la parole à Daniel Allan, un musicien ayant à son actif quelques litrons de soupe. Celui-ci semble estimer possible une renaissance de la classe moyenne musicale si celle-ci garde les principaux droits de ses créations. L’indépendance totale, y compris vis-à-vis d’un label, offre effectivement le contrôle créatif, la propriété des morceaux et donc des entrées financières plus importantes. Mais ça demande beaucoup de travail administratif et en chaque artiste ne sommeille évidemment pas aussi un comptable, un juriste et un as du marketing. Bref, c’est chronophage, surtout si vous devez encore travailler 40 heures par semaine dans un bureau ou un commerce en dehors de votre activité musicale. Puisque nous sommes en 2022 et que désormais même un tube ne rapporte plus forcément des milliers de dollars, Daniel Allan a évidemment un conseil typiquement 2022 pour, malgré tous les vents contraires, tenter de vivre de sa musique: la vendre en NFT, en « jeton non fongible », en crypto. Il parle de sa propre expérience dans l’article: en quelques heures seulement, il a récolté suffisamment d’argent pour enregistrer un nouvel album. Je n’ai pas vraiment compris comment, ni pourquoi, ni ce qu’il a vraiment vendu, mais Allan se dit très content que 50% des bénéfices de cet album à venir aillent directement dans sa poche, ce qui n’est sans doute même pas proposé à Beyoncé pour le coup. Clovis McEvoy se montre toutefois pour sa part plus prudent dans le papier, soulignant bien que le « mouvement NFT » n’est peut-être qu’un feu de paille, une bulle spéculative qui ne saurait durer. Autant dire que ce qu’a fait Daniel Allan tient du « coup ». Voilà donc un musicien qui n’aura peut-être jamais réellement de tubes à son actif mais a réussi à tirer de quoi vivre de sa musique durant un moment en étant en fait plus « gros malin » que vraiment créatif. En vendant un zim zam zoum que 95% des gens ordinaires n’ont pas l’air de comprendre. Ce qui n’est pas forcément critiquable. De là à présenter ça comme une solution viable à une problématique globale et complexe où même un groupe aussi connu et jadis bien vendu que Portishead ne gagne plus que de la mitraille au moment de décompter les écoutes de sa musique…

J’avoue que je ne comprends rien aux NFT, aux cryptomonnaies, à la blockchain… A priori, je fais toutefois plus confiance à ses détracteurs qu’à ses messies. Brian Eno a ainsi déjà décrié l’impact environnemental catastrophique de la technologie nécessaire à produire des NFT mais aussi le fait que ceux-ci transforment les artistes en « connards capitalistes« . Bertrand Burgalat a aussi écrit dans sa chronique du mois pour Rock&Folk que c’est « la nouvelle tarte à la crème » discutée par des gens pour qui, il a quelques années, « les sonneries de portables étaient l’avenir de la musique » et « le CD-R n’était pas plus dangereux que la cassette » pour le commerce du disque. Ce sont de bonnes punchlines. Elles m’amusent. Reste que je me dis malgré tout qu’à 73 et 58 ans, Eno et Burgalat passent peut-être à côté d’un truc incompréhensible à toute personne non « digital native »? Et si un NFT d’un morceau jusqu’ici inédit de Brian Eno et David Byrne lui rapportait plus que produire les atroces Coldplay? Et s’il suffisait au label de Burgalat, Tricatel, d’un NFT lui aussi jusqu’ici inédit de Michel Houellebecq et AS Dragon pour assurer cinq ans de stabilité pécunière à son entreprise? Je n’en sais rien. Le NFT et la blockchain font partie d’un monde qui n’est déjà plus le mien et qui ne m’intéresse pas. L’un des grands avantages de la vieillesse: s’en foutre et se foutre de s’en foutre. Mais vendre du NFT, est-ce au fond vraiment plus critiquable que de faire le DJ mainstream pour des sauteries entre limonadiers et vendeurs de parfums alors que l’on est pourtant une figure de l’underground radical? De placer sa musique sur la bande sonore de publicités pour assurances? De produire Madonna? Des choses déjà vues dans les coulisses du showbusiness, où, comme tout insider ne le sait que trop bien, dès qu’il y a un sou à gratter…

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