Serge Coosemans

L’entrepreneur techno, ce freak aussi branquignolle qu’indispensable

Serge Coosemans Chroniqueur

Dimitri Hegemann, le boss de la discothèque berlinoise Tresor, est en ce moment à Detroit où il compte ouvrir un club techno. Serge Coosemans est resté à 6365 kilomètres de là, chez lui, à Ixelles, mais cela ne l’empêche pas d’avoir un avis sur la question. Sortie de Route, S04E30.

Il y a un peu plus de 20 ans, l’Allemand Dimitri Hegemann débarque pour la première fois à Detroit, Michigan, USA, avec la ferme intention d’y ouvrir un club techno. Né en 1954, le bonhomme est loin d’être un bleu-bite du métier. De 1982 à 1990, il a organisé à Berlin le légendaire festival Atonal, où il a notamment fait venir le premier groupe de Jeff Mills, The Final Cut. On lui doit aussi UFO, l’un des premiers petits clubs acid-house allemand et, surtout, le Tresor, grosse boîte techno berlinoise dont la réputation dans les années 90 n’avait rien à envier à celle du Berghain aujourd’hui. Hegemann est considéré par ses pairs comme un « homme qui a toujours eu de grandes visions », n’a jamais eu peur du risque, ni de profiter de certains flous législatifs (le Tresor s’est ainsi implanté à l’arrache dans un bâtiment du gouvernement de la République Démocratique Allemande alors que ce pays n’existait plus depuis quelques semaines). À Detroit, Hegemann a versé un acompte de 50.000 dollars pour récupérer un bâtiment du centre-ville, plein d’amiante, mais ce n’était pas son principal souci. Selon lui, il fallait surtout trouver un moyen de contourner l’interdiction locale de vendre de l’alcool après une heure du matin, ainsi que l’obligation de fermeture complète à 2 heures.

Dans Der Klang Der Familie, le bon bouquin sur la techno berlinoise traduit chez Allia, Hegemann se souvient avoir surtout été perçu là-bas comme un « gars bien pourvu de dollars ». Il ne s’attendait pas du tout à ce que ses héros techno -Jeff Mills, Mad Mike, Juan Atkins…- vivent dans des conditions hallucinantes, au sein d’une grande ville conçue pour accueillir plusieurs millions d’habitants mais n’en comptant plus que quelques centaines de milliers. Il n’avait pas un instant cru que là-bas, ces DJ’s noirs accueillis en Europe comme des messies du futur vivaient au milieu de ruines industrielles, dans une ambiance souvent violente et empreinte d’un racisme chez nous inconcevable. Hegemann est entré en Europe la brandwurst entre les jambes, après avoir entendu des coups de feu et des engueulades monstrueuses, alors qu’il dormait chez Juan Atkins. De retour à Berlin, il a acquis la certitude que des gens se feraient tuer par balles dans le club qu’il ouvrirait à Detroit. Ce n’était pas une expérience qu’il avait envie de traverser, encore moins une responsabilité qu’il avait envie de porter. Il a abandonné le projet.

Transformer Detroit en paradis de la création

Depuis fin 2014, on reparle pourtant beaucoup de Dimitri Hegemann à Detroit. Sa nouvelle tocade, c’est de racheter un bâtiment industriel en ruines, la Fisher Body Plant n°21, afin de le transformer en espace culturel inspiré du Kraftwerk, l’ancienne station électrique berlinoise où se trouve aujourd’hui la dernière incarnation du Tresor. La Fisher Body Plant appartient toujours à la ville et il n’est pas certain que le City Council désire vraiment la lâcher, du moins à un Européen cherchant à y ouvrir un petit hôtel, un restaurant, une galerie d’art contemporain et un club techno. Hegemann semble toutefois être pris relativement au sérieux par les autorités locales. Il y a 20 ans, ce n’était qu’un fan de techno qui ne connaissait rien à la ville, il n’en avait qu’une vision fantasmée. Aujourd’hui, il se présente comme un expert qui donne des conférences et participe à de nombreux workshops, où il explique aux intéressés comment rénover sans trop de frais des bâtiments abandonnés afin que des projets culturels alternatifs puissent bénéficier d’un espace fonctionnel. Déclarée complètement en faillite en 2013, toujours partiellement en ruines, Detroit se cherche un futur et l’une des idées pour qu’advienne une certaine renaissance, c’est de transformer une partie de la ville en petit paradis de la création; créer des conditions qui puissent attirer les jeunes artistes, les musiciens, les entrepreneurs horeca, les start-ups et les tournages de films (l’un des blockbusters de 2016, Batman contre Superman de Zack Snyder, a partiellement été tourné à Detroit).

L’ennui, surtout pour Hegemann, c’est que Detroit n’est pas Berlin. Berlin est une ville qui ne dort jamais alors qu’à Detroit, les établissements nocturnes sont soumis à des myriades de réglementations, dont une obligation stricte de fermer à deux heures du matin. Face aux autorités locales, Hegemann soutient qu’il faut mettre fin à ce couvre-feu, qu’une boîte, à fortiori techno, doit pouvoir rester ouverte à sa guise et vendre de l’alcool passé une heure du matin. Un récent article du Detroit Free Press reprend quelques bonnes statistiques touristiques et économiques berlinoises comme pour appuyer cette proposition: une ville européenne ouverte 24h/24, ça marche. Oui, sauf que c’est plutôt une exception, partiellement possible grâce à une histoire tourmentée, et qu’aux Etats-Unis, une ville ouverte 24h/24, c’est Las Vegas, un exemple duquel le City Council de Detroit n’a peut-être pas forcément envie de s’inspirer. Par ailleurs, s’ils fact-checkent un rien, ces mêmes ronds-de-cuir se rendront vite compte que si la techno est une culture à part entière en Europe et singulièrement en Allemagne, aux États-Unis, ça n’a jamais été beaucoup plus qu’une niche underground très marginale. Dans le passé, il a d’ailleurs existé deux grosses boîtes techno à Detroit, le Music Institute et le Motor, et ces clubs n’ont été ouverts que quelques mois, faute de véritable succès.

Hegemann martèle qu’il n’est pas un rêveur, que son projet de transformer la Fisher Body Plant n°21 en Tresor américain est viable, que la nouvelle génération, celle qui a 40 ans de moins que lui, n’attend que ça. C’est peut-être vrai, peut-être pas. Je n’en sais trop rien. Pour ma part, Hegemann me semble surtout relever de l’exemple parfait de « l’entrepreneur techno », toujours enthousiaste, toujours allumé, toujours « dedans », toujours l’oeil tourné vers un avenir largement plus hasardeux et utopique que franchement réaliste. Le genre de personnage freaky, pur produit de son milieu, qui pond de la théorie branquignolle au kilomètre, vend du rêve et du vent, dont on peut s’inspirer mais aussi bien rire. Le genre de type un peu fatiguant, un peu vain, un peu con même, mais totalement indispensable. Car qu’est-ce qu’on s’emmerderait si le milieu de la nuit était uniquement aux mains des diplômés d’écoles de commerce, des statisticiens adeptes d’études de marchés à marges d’erreurs très limitées et autres fils de conférenciers conservateurs habitués à tenir le crachoir au Cercle de Lorraine.

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