Electro City #4: Berlin, du Disneyland gothique à la Easy Jet Set, en passant par la pire trance du monde et Basic Channel
Berlin n’a pas toujours été la capitale allemande de la musique, encore moins de la techno, mais c’est via ses discothèques et ses labels locaux que bon nombre d’artistes de Detroit purent faire de leur hobby un véritable métier. C’est aussi à Berlin que la techno se mit à flirter avec l’avant-garde ainsi qu’à lamentablement patauger dans le mainstream et même la schläger. Bref, c’est aussi là que l’underground s’est industrialisé, qu’une contre-culture utopiste s’est transformée en petites niches où chacun se spécialisa dans son sous-genre de prédilection.
Dans Der Klang der Familie, le bouquin de Felix Denk et Sven Von Thülen sur « Berlin, la Techno et la Chute du Mur », la plupart des intervenants sont formels: au milieu des années 80, Berlin, c’est la Lune, « une ville arriérée », le dernier Disneyland punk, le Paradis du Gothique. Sur la carte musicale électronique, Berlin ne représente rien, alors que l’acid-house, la new-beat et l’electro cartonnent pourtant dans beaucoup d’autres villes allemandes, et tout particulièrement à Francfort. C’est à Francfort qu’Andreas Tomalla, alias Talla 2 XLC, fonde le label Zoth Ommog, spécialisé dans la dance industrielle -la pré-techno, donc- et organise aussi des soirées très courues au Dorian Gray, le pub où officie aux platines un certain Sven Väth. En 1985, sous le pseudonyme d’Off, ce jeune homme a mondialement cartonné avec le titre Electrica Salsa, un morceau qui a aussi ouvert la voie à une électro allemande hyper mainstream, à la Snap, à la Falco… En 1988, Väth investit une partie de ses royalties dans The Omen, une discothèque qu’il transforme en club à succès où danser sur de l’acid-house, de la new-beat et ce qu’il appelle déjà de la tekno, c’est-à-dire tout qui fait boum-boum à base de synthétiseurs. Pour Väth, c’est le début d’une folle histoire, toujours pas terminée en 2014, qui verra le bonhomme gérer un bon nombre de mégadancings ainsi qu’animer des soirées de milliers de personnes.
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A la même époque, à Berlin, il n’y a qu’une poignée de gugusses de l’Ouest qui apprécient les musiques électroniques dansantes américaines et la new-beat, parmi lesquelles Westbam, de son vrai nom Maximilian Lenz. Lui aussi allait connaître une histoire assez folle et finirait par mixer devant des milliers de personnes, notamment lors des énormes soirées Mayday, dans les années 90. En 1988, il reste loin de s’en douter, même s’il compte déjà lui aussi à son actif un gros tube, Monkey Say Monkey Do, un titre qui sample Kraftwerk, Iggy Pop, Liquid Liquid, Joe Tex et Aphrodites’ Child ; le tout accompagné de sifflets hystériques, probablement ecstasiés. À l’échelle européenne, le single est un carton mais à Berlin, les gens s’en foutent. En juillet 1989, Westbam est ainsi de la première Love Parade, un petit défilé dansant organisé par le dj Dr. Motte. L’event vise à la fois à protester pacifiquement contre la présence anxiogène du Mur mais aussi à célébrer l’amour de la house-music. Ils sont 150. C’est le chiffre officiel mais il est donné comme ça, sans vraiment compter, sans doute étaient-ils moins. Quoiqu’il en soit, 10 ans plus tard, il y aurait un million et demi de fêtards dans les rues berlinoises, à l’occasion de la Love Parade de 1999.
Zur richtigen Zeit am richtigen Ort
« La chute du mur survint au moment où naissait une nouvelle musique machinique, rugueuse, fantastique. A Berlin-Est, l’administration s’écroula et l’ancienne capitale de l’Allemagne de l’Est fut transformée en « Zone autonome temporaire ». D’un seul coup apparurent tous ces espaces à découvrir – une salle des coffres blindée dans le désert poussiéreux de l’ancien no man’s land, des bunkers de la Seconde Guerre Mondiale, une usine de savon abandonnée sur la Spree ou une centrale électrique en face de l’ancien ministère de l’Air du IIIe Reich. Dans tous ces lieux que l’histoire la plus récente avait comme rendus à la vie civile, on s’est mis à danser sur une musique quasiment réinventée de fond en comble chaque semaine. » (1)
Ce sont les gamins de l’Est qui vécurent surtout à fond la techno, considérée comme la véritable bande sonore de leur libération, en cela touchés au plus profond de leurs âmes. Ceux de l’Ouest découvrent quant à eux dans le chaos des anciens quartiers communistes un far-west d’opportunités, où d’énormes bâtiments appartiennent en principe à l’état, sauf que l’Etat, c’était la République Démocratique Allemande, qui n’existe plus. Dans la salle des coffres des anciens magasins d’état Wertheim, Dimitri Hegemann, le plus emblématique de ces petits malins, fonde le Tresor, une discothèque qui allait permettre à bon nombre d’artistes de Detroit, toujours marginaux aux Etats-Unis, de vivre de leur art. Santonio Echols, Eddie Fowlkes et Blake Baxter étaient souvent bookés au Tresor, concept qui se déclina aussi en label, pas toujours bon, mais dont le catalogue reste illuminé de quelques pures merveilles techno, dont le X-101 d’Underground Resistance. Hegemann était un garçon un peu toqué, naïvement persuadé qu’il existait une connexion très particulière entre Berlin et Detroit, deux grandes villes aussi meurtries que peu peuplées. Il tenta d’ouvrir un deuxième Tresor à Detroit mais déchanta vite quand il comprit qu’à Detroit, on pouvait très facilement se faire tirer dessus, surtout quand on était considéré comme un chéquier sur pattes.
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Cette nightlife berlinoise post-Chute du Mur, avec des boîtes comme le Tresor, le Planet et plus tard l’E-Werk reste aujourd’hui considérablement mythifiée. On en retient surtout que les fêtes ne s’achevaient que lorsque les gens finissaient par rentrer chez eux, vu qu’il n’existait pas le moindre horaire légal de fermeture. Dans les faits, tout cela n’était pourtant pas folichon, encore moins impregné d’une grande finesse. Sur les flyers, plus il y avait de « k » à « tekno », plus la soirée se voulait hardcore, jusqu’à la caricature, jusqu’au ridicule. Dans Last Night a DJ Saved My Life, Bill Brewter et Frank Broughton citent Annie Lloyd, employée du Tresor: « Quand la techno a démarré à Berlin, c’était vraiment apocalyptique. Du son à rendre sourd, des bunkers de béton qui ne voyaient jamais la lumière du jour, de l’air toxique, des gens avec des masques à gaz et des vêtements utilitaires, du genre camouflage – C’était comme se préparer à un futur vraiment horrible. »
We can be Heroes
Ouvert à Kreuzberg en 1989, Hard Wax était un disquaire autour duquel gravitait Basic Channel, « groupe » fondé par le propriétaire de la boutique, Mark Ernestus, et Moritz Von Oswald, un percusionniste de profession. Le duo allait démentir l’idée du « futur vraiment horrible » en proposant une réelle réflexion sur la dance-music, ainsi qu’une véritable reconstruction des préceptes de la techno. En 1993-94, Basic Channel sort coup sur coup trois morceaux anthologiques: Phylyps Trak, Quadrant Dub et Octagon. C’était dansant, éventuellement, mais surtout contemplatif, minimal et froid, même si imprégné de techniques héritées du dub jamaïcain. Il ne s’agissait pas seulement de la réponse berlinoise à l’Intelligent Techno du label anglais Warp, Basic Channel marqua surtout la naissance de ce minimalisme allemand qui exploserait commercialement dix ans plus tard, notamment au travers des sorties nettement plus formatées (pop) du label Kompakt. Basic Channel construisit des ponts avec l’avant-garde et fit délirer sur l’idée d’une certaine philosophie techno, qui deviendrait d’ailleurs au fil des ans de plus en plus prétentieuse et hermétique, plutôt réservée aux lecteurs du magazine Wire, Moritz Von Oswald s’étant quelque peu perdu dans le grand labyrinthe des concepts. Quoi qu’il en soit, Basic Channel parvint à pousser l’évolution d’une musique jusqu’alors essentiellement festive vers quelque-chose de plus trouble, intriguant, aux prétentions ouvertement artistiques.
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Ce n’était qu’un aspect de la mutation en cours. Le boom électronique donna aussi des idées à bon nombre d’artistes qui s’ennuyaient dans l’underground rock. Alec Empire trouvait, par exemple,
« l’acid-house plus punk que le punk » et fonda en 1992 le label Digital Hardcore, avant de sortir son propre premier album deux ans plus tard, méchante petite chose radicale, entre noise et beats. Tout Berlin ne vibrait cela dit pas que pour le hardcore. Sur les cendres de la firme de disques d’état de la RDA, le britannique Mark Reeder créa par exemple le label MFS, avec en stock des gens comme Jam & Spoon, Cosmic Baby ou Oliver Lieb, plutôt commerciaux. Un autre grand nom du Berlin de ces années-là reste aussi Paul Van Dyk, grand défenseur de la « techno émotionnelle » et plus tard roitelet de la trance, un sous-genre de la techno plus mélodieux mais aussi plus épique, avec un côté éventuellement wagnérien (et schläger, c’est-à-dire « variétoche »). Citons encore Marusha, figure de l’underground, dont le tube aussi énorme que débile, Over The Rainbow, ne fut dépassé dans les charts teutons que par Mariah Carey et Whitney Houston. C’est d’ailleurs par Marusha que le scandale arriva, laminant une scène jusque-là très happy, son morceau « over the top » étant vite considéré comme une véritable trahison pop. Bref, en 1994, nous étions déjà loin de l’utopie House-Nation de 1987-88, où peu importait le beat du moment que suivait l’extase. Des niches et des sous-genres se créaient. Des flirts se consommaient avec la variété et/ou l’avant-garde.
« La scène allemande émergente du début des années 90 marque le début de la décentralisation de la techno, écrit Dan Sicko dans Techno Rebels. A partir de là, personne n’a plus jamais pu prévoir d’où viendrait le prochain artiste ou le nouveau label marquant. La techno se propageait d’un pays à l’autre mais son deuxième centre logistique, après Detroit, était clairement Berlin. En douceur, la ville devint la capitale musicale allemande. Ça avait commencé avec les efforts d’Hegemann et ça a continué avec la montée du hip-hop allemand, le déménagement d’Universal Music de Hambourg en 2002 ainsi que l’arrivée de tous ces artistes étrangers venus habiter en ville. »
The Easy Jet Set
La suite est connue. Le Disneyland gothique des années 80 allait 20 ans plus tard se vendre à certains touristes comme une sorte d’Ibiza d’Europe du Nord. Vers le début des années 2000, des artistes berlinois qui étaient là depuis déjà quelques années – Ellen Allien, Modeselektor, Sacha Funcke- allaient enfin sortir de leur anonymat relatif pour considérablement marquer la culture des dancefloors. La techno minimale allemande, même si elle venait surtout de Cologne (Kompakt Records) et de Hambourg (les labels Smallville ou Dial…), était devenue la grosse hype du milieu électronique international et Berlin, ville verte, peu chère et permissive, fut sans surprise placée au centre de cette hype. La ville grisâtre, symbole de la Guerre Froide et de la cold-wave, retrouvait en mode 2.0 les couleurs de bohème qu’elle afficha le temps de la République de Weimar: le trip Christopher Isherwood sous ecsta, un tout bon storytelling touristique. Les grandes discothèques nées du chaos administratif de 1990 n’existaient pourtant plus, mais d’autres, comme le Panorama Bar et le Berghain, avaient suivi, considérées comme des pôles touristiques non négligeables. Aujourd’hui, fin 2014, la vague berlinoise semble toutefois un peu retombée, même si tout ce qui tourne autour du Berghain, de ses dj stars (Ben Klock et Marcel Dettman) et de son label, Ostgut Ton, alimentent toujours la légende d’une ville où dormir est une option.
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Un switch dans l’argot local en dit toutefois long sur la transformation en cours de Berlin, est-il permis de penser. Il y a 15 ans, le terme « Easy Jet Set » était en effet surtout utilisé pour se moquer des touristes qui débarquaient le vendredi soir en vol low-cost avant de rentrer chez eux tout vert deux jours plus tard, après 48 heures de clubbing de l’extrême. Aujourd’hui, « Easy Jet Set » désignerait par contre, du côté de la Postdamer Platz, bien davantage ces jeunes diplômés espagnols et italiens qui fuient la crise et viennent s’installer dans une capitale allemande aux loyers toujours curieusement très modérés pour y créer des start-ups et tenter d’y creuser un trou dans l’hi-tech. C’est une autre utopie, un autre rêve. Qui ne se marient pas forcément à l’hédonisme très Generation X des dancefloors. Londres a connu cela, avant de voir sa nightlife et sa pop-culture décliner. Ach, Berlin ne sera pas toujours Berlin.
(1) extrait de la préface de Der Klang Der Familie
Albums
Les grands albums berlinois (on a zappé Lou Reed!)
- David Bowie – Low
- Einsturzende Neubauten – Halber Mensh
- Nick Cave & The Bad Seeds – Your Funeral… My Trial
- Westbam – The Roof is on Fire
- Various – Detroit – Berlin: A Techno Alliance
- Basic Channel – BCD
- Jan Jelinek – Kosmicher Pitch
- Ellen Allien – Berlinette
- Modeselektor – Hello Mom!/Happy Birthday
- Sascha Funcke – Mango
- MIA – Bittersüss
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