King Gizzard, Courtney Barnett, Babe Rainbow… Pourquoi le rock australien cartonne
Emmenée par King Gizzard and the Lizard Wizard, la scène rock australienne est sans doute la plus excitante du moment. Regards enamourés sur le pays des koalas, des kangourous et d’Eddy Current Suppression Ring…
Le premier soir affiche complet. Mille huit cents heureux et la promesse d’un concert sauvage et lourd. Alors que leur compatriote, sa majesté Nick Cave, sort sans crier gare Ghosteen, son nouvel album, les Australiens de King Gizzard and The Lizard Wizard enchaîneront les 8 et 9 octobre deux concerts dans la grande salle de l’Ancienne Belgique. Personne n’aurait imaginé ça il y a cinq ans, lorsque Stu Mackenzie et ses potes commençaient à percer en faisant du Thee Oh Sees avec de la flûte. Koalas éclectiques, kangourous électriques, les chevelus sont pourtant parvenus à sortir de la masse, à s’extirper du flux en marquant leur singularité et en multipliant les projets fêlés. À l’époque, le « Roi Gésier et le Sorcier Lézard » avaient déjà conçu un audiobook western spaghetti inspiré par le jeu vidéo Red Dead Redemption (Eyes Like the Sky). Ils allaient enchaîner avec un disque psychédélique divisé en quatre pistes de longueurs parfaitement égales (Quarters!) et un album (Nonagon Infinity) dont les chansons peuvent être écoutées dans le désordre. La fin de la dernière s’enchaînant d’ailleurs avec le début de la première pour en rendre confortable la consommation en boucle… C’est cependant en 2017 que les stakhanovistes allaient marquer définitivement les esprits et réaliser leur plus beau coup de pub, squattant du 1er janvier au 31 décembre les colonnes des magazines de rock aussi bien que les pages culture des médias généralistes. Cette année-là, King Gizzard relevait un incroyable défi et sortait pas moins de cinq albums en douze mois. Une performance digne du Guinness Book qui, couplée à des concerts dantesques (le Kreun courtraisien transformé en sauna s’en souvient), légitimait l’accession des gaillards au trône. Par-delà la carte de la quantité, Mackenzie et ses sbires abattaient celles de la qualité et de la diversité. Projets soignés, disques typés. King Gizzard jouait avec les micro-intervalles (Flying Microtonal Banana), signait un concept album musclé (Murder of the Universe), s’offrait un disque de jazz (Sketches of Brunswick East), donnait un disque à presser soi-même (Polygondwanaland) et terminait avec le melting-pot Gumboot Soup.
C’est avec un disque (pas son meilleur…) de thrash metal sous le bras, Infest the Rats’ Nest, qu’il débarque cette fois à l’AB. Mais aussi en tant que fer de lance d’une scène en ébullition. Depuis quelques années, l’Australie est devenue avec la Californie et l’axe consanguin Los Angeles-San Francisco le principal bastion mondial du rock à guitares. Qu’il soit garage, indie, punk ou psychédélique… Point de chute de nombreux musiciens, Melbourne est l’épicentre de cette déferlante, de cette tornade. « On a tous grandi dans les parages et on s’y est rencontrés après le collège. Même si aucun d’entre nous n’y a été élevé, retrace Mackenzie. On vient de la campagne. Moi, je suis originaire d’Anglesea, un petit village côtier réputé pour le surf. Melbourne est une ville assez particulière. Elle n’est pas aussi jolie que Sydney. Le temps y est moins clément. Il s’en dégage une atmosphère propice à la musique. »
Courtney Barnett y est arrivée d’Hobart, en Tasmanie, où elle étudiait le dessin et la photo. « Au début, j’ai un peu galéré. J’ai déprimé et vendu des chaussures de sport. Mais Melbourne est un super endroit pour les musiciens. Tu y trouves déjà un tas de chouettes salles. J’ai pratiquement joué partout. Même dans les restaurants. » Transgenre, Romy Vager a elle fui les esprits étriqués et les mentalités conservatrices d’Adélaïde. « J’étais vraiment fauchée quand j’ai débarqué. Je n’avais pas un rond. Je gagnais un peu de fric en faisant la manche à la sortie du shopping center. C’était vraiment effroyable. »
Flightless et Gizz Fest…
Romy a comme beaucoup de rockeurs effectué ses débuts dans les quartiers de Collingwood et de Fitzroy. Temple du live? Austin australien? Selon une enquête d’envergure, le grand Melbourne comptait 553 salles et a accueilli 73.000 concerts (soit une hausse de 19%) en 2017. Quelque 1,42 milliard de dollars auraient été dépensés dans ses clubs et en festivals. Au-delà des considérations matérielles et financières, des infrastructures et du business, la scène rock de la ville doit beaucoup aux house parties, au Do It Yourself. King Gizzard ne possède pas seulement son festival annuel, la Gizz Fest, il a aussi fondé son label en 2012 pour sortir ses propres disques qu’il envoyait à l’époque dans des cartons de pizza. Flightless Records compte aujourd’hui pas moins de 55 références: quelques side-projects de ses membres comme Pipe-eye ou les Murlocs, mais aussi Amyl & The Sniffers, The Babe Rainbow ou encore les géniaux Tropical Fuck Storm… Barnett a suivi le même chemin avec Milk! Records (Loose Tooth, Jade Imagine) qu’elle a dirigé pendant quelques années en compagnie de son ex-femme la singer et songwriter Jen Cloher.
Ce qui participe sans doute plus que toute autre chose à la richesse du rock dans les antipodes, c’est le rapport des Australiens à la musique. La propension des musiciens aussie à multiplier les groupes, à enchaîner les projets. Exilé en France, Nathan Roche, le chanteur du Villejuif Underground revenait l’an dernier sur ses tribulations: Marf Loth, Camperdown and Out, Nathan Roche and the Wentworth Avenue Breeze-Out, Redneck Discotheque, Home Run ou encore Disgusting People… « Avec tous ces projets, j’ai sorti des disques. Des vinyles, des CD, des cassettes… En Australie, on lance de nouveaux groupes toutes les semaines et on sort des trucs que cinq personnes vont entendre. Quand tu aimes bien quelqu’un, tu fais de la musique avec lui. Tu crées un groupe et une semaine plus tard, tu enregistres un album. Ça a toujours fonctionné comme ça. C’est ainsi que Al Montfort de UV Race se retrouve dans Straightjacket Nation, Total Control, Dick Diver, Lower Plenty (mais aussi East Link, Terry, Russell St. Bombings…, NDLR). Les gens font de la musique et ils ne savent pas où ça va les amener. Pour les Australiens, rien n’est vraiment important. Tout le monde a 20 bands. Tu fabriques ton disque en deux jours. Ce n’est pas très spécial. C’est comme aller à l’épicerie. »
Pipe-eye, The Houses, Sambrose Automobile, Buried Horses, Love Migrate… Les membres de King Gizzard aussi aiment le dédoublement musical de personnalité. « On s’est tous impliqués dans différents bands avant, et même depuis, la création du groupe, commente Stu Mackenzie, qui s’est promis d’apprendre à jouer d’au moins un nouvel instrument tous les ans. J’ai notamment eu un projet très Nuggets. J’ai beaucoup écouté les compilations garage Back from the Grave. »
L’amour en héritage
Bizarre, vous avez dit bizarre? Chaque fois que quelqu’un lui demande quel est son groupe préféré, Mackenzie répond AC/DC. Des mecs qui toute leur vie ont creusé le même sillon. Les musiciens australiens d’aujourd’hui défendent leur patrimoine. « On est fiers de notre rock à guitares. Il nous a énormément marqués. Je pense à AC/DC mais aussi à The Saints, Radio Birdman… Sur scène, avec les anciens, c’est souvent fort différent de ce que tu imagines. Tu as en tête des jeunes mecs énervés qu’ils ne sont plus aujourd’hui. Mais tous nous ont inspirés. » Courtney Barnett se dit elle aussi attachée à la tradition. Elle revendique son amour des Triffids, des Go-Betweens…
Eddy Current Suppression Ring, qui a disparu des radars depuis quasiment dix ans maintenant, a pesé de tout son poids sur la scène underground. « On commençait. Ce n’était pas facile de se trouver des concerts et ils nous ont emmenés sur les routes lors d’une tournée qu’ils partageaient avec Thee Oh Sees, explique Owen Penglis de Straight Arrows, petit trésor venu de Darlington, dans la banlieue de Sydney. On était des jeunes connards à l’époque, mais ils ont vraiment pris soin de nous. »
« Voir ces mecs quand on était gamins, c’était quelque chose, abonde Mackenzie. Tout était dans l’énergie. La gnaque. Ce n’était pas prétentieux pour un sou. » Mikey Young, leur guitariste, mais aussi celui de Total Control (tout est dans tout) a plus d’une fois bossé avec la clique. Il a notamment mixé son album le plus pop: Paper Mâché Dream Balloon. « C’est définitivement l’un de nos héros. »
« Eddy Current a préparé le terrain pour beaucoup de groupes australiens. Mais Tame Impala, qui vient de Perth, a aussi réalisé une toute grosse percée avec un côté plus groovy, racontent les Babe Rainbow en fumant des pétards sur le capot d’une bagnole devant une salle de concerts parisienne. Les Babe Rainbow incarnent le côté pop, psychédélique et hippie de la force. Ils sont basés à Byron Bay, une espèce de San Francisco australien, la ville la plus à l’est du continent. Elle possède depuis fin 2017 la première ligne de train solaire. « Ce n’est pas une ville. C’est plutôt un village. Un village côtier et familial, expliquent-ils d’une voix. Les gens s’y rendent pour donner vie à de nouvelles choses. Et c’est pour ça qu’on s’y est installés. Au départ, c’était plus une question de style de vie que de musique. »
Fait typiquement australien, ils y ont débarqué pour les vagues et les plaisirs de la glisse. « Lorsqu’on a terminé l’école, à 18 ans, on a cherché autre chose. On en avait marre de la vie urbaine. À la campagne, ton esprit a bien plus de liberté. Tu peux évoluer, regarder dans le rétroviseur et imaginer ton futur. Un avenir excitant. Ça fait du bien de se libérer de l’argent, d’oublier un peu le fric. Au début, on bossait et on surfait ensemble. On fumait beaucoup de marijuana aussi. Puis, on a commencé à faire pousser notre nourriture. À travailler. Travailler à construire une meilleure communauté. Quelque chose qu’on ne t’enseigne pas à l’école. » Le groupe dans toute cette histoire est longtemps resté accessoire. « On a débuté comme une espèce de collectif. On ne chante pas de trucs politiques mais on représente quelque chose, je pense. Une espèce de liberté. Elle est dans notre tête, dans notre manière de vivre. Tu ne peux pas être libre dans le béton citadin. La nature y est bien plus propice. » Freedom…
The Babe Rainbow
Babas hirsutes 2.0, les Babe Rainbow sont un peu les Allah-Las australiens. Des Allah-Las qui auraient trouvé le sens du groove. Des Mac DeMarco qui auraient oublié de se gaver de comédies potaches américaines. Signés sur le label des King Gizzard, les serial glisseurs viennent de sortir Today, leur troisième album, et dorent sous le soleil pop et de plus en plus folk des années 60.
Exek
Passé il y a quelques jours par le Cafee Cabron à Anvers et le KulturA. liégeois pour sa première tournée européenne, Exek vient de sortir son troisième album: Some Beautiful Species Left. Un disque post-punk et postmoderne. Une plaque sombre, froide, minimaliste, subtile et dissonante. La preuve qu’il reste à Melbourne quelques belles espèces, quelques excitantes bestioles, encore inconnues au bataillon.
The Chats
Ils font du rock de cabanon (c’est eux qui le disent), sont taillés (leurs cheveux surtout) pour jouer les têtes d’affiche au festival de la coupe mulet et ont tapé dans l’oreille de Josh Homme, Dave Grohl et Iggy Pop. Leur single Smoko est devenu viral, comptant huit millions et quelques vues sur YouTube. Le 13 novembre, les Chats débarqueront à Anvers avec leur morgue et leur morve pour un concert punk au Kavka.
Parsnip
Les filles ne sont pas en reste sur la scène australienne. La preuve avec Parsnip (traduisez par « panais »). Un girl group de Melbourne aux chansons secouées, aux mélodies bancales et aux voix enfantines. Ça fait un peu penser à Deerhoof et à Drinks, le groupe de Tim Presley et de Cate Le Bon. Le premier album du quartet, When the Tree Bears Fruit, vient de sortir chez Anti Fade Records (Ausmuteants, Vintage Crop).
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