Esinam m’était contée?
Après un projet solo électro-jazz flûté et poétique, la Bruxelloise Esinam nous embarque dans un premier album collectif et aventureux, aux envolées durables, guitares brûlantes incluses. Rencontre.
Il y a cette première image, marquante. Molenbeek 2014. En bord de canal, la commune fête son titre de Métropole Culture. En ce 26 avril, l’ensemble Sysmo promet une séance interactive de percussions avec le public. Parmi la quinzaine de frappeurs des deux sexes, une fille dont la généreuse afro bouge à l’unisson du rythme mené par le chef d’orchestre. Comme si la chevelure était le GPS émotionnel de la musique: chorégraphie fluctuante, qui monte et descend les morceaux, pas seulement à cause du vent ambiant. Impressionné, on l’est par cette capillaire sismique. Mais on ne recroise plus la jeune femme avant deux années supplémentaires.
Dès 2015, Esinam Dogbatse, c’est donc son nom, fait alors autrement parler d’elle. Via des performances en solo où ses claviers, loops et synthés partent à la rencontre d’une… flûte traversière, et de vocalises éparses. Domaine jazz-électro aux parfums cosmiques qui peut rappeler les aventures interstellaires d’une Alice Coltrane, voire celles, davantage synthétisées, d’une Laurie Anderson qui serait passée en mode afro. Monde onirique, globalement instrumental, où la poésie utilise peu de mots. Entre deux concerts -l’un privé à Schaerbeek devant quinze personnes, l’autre lors d’un festival jazz belge à Édimbourg en février 2019- se dessine le possible paysage esinamesque. Précisé par un premier EP de quatre titres, diffusé à l’automne 2018. Dans notre review parue dans Focus, on décrit la chose comme « un jazztronica hybride qui invite la flûte traversière et des chants ramenés à des scansions rythmiques, pour creuser l’envie de danser ou de spiritualiser (…). Le kick, le karma, le mantra -choisissez- forment la synthèse belgo-black se servant du matériel électronique pour partir en voyage. »
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Ghana Power
Lors d’une première rencontre dans un café schaerbeekois, la tout juste trentenaire explique un parcours possiblement romanesque et métissé. Ce jour-là, fin d’été 2018, elle s’extasie sur son tout nouveau passeport ghanéen, lien au père venu en Belgique pour des raisons économiques. Il y rencontre la future mère d’Esinam, une Ardennaise, avant de vite partir s’installer aux Pays-Bas pour une autre vie et une autre famille. Mais l’Afrique n’est pas seulement portée sur la peau de la Bruxelloise, elle en irrigue -forcément- l’âme et les fantasmes. Elle nous disait alors: « Je sais que ce passeport ne facilite pas forcément la circulation internationale, j’ai aussi des documents belges, mais ça me permet de tourner au Ghana et dans les pays voisins, Togo ou Bénin, sans visa. Et surtout, de retrouver les traces de mon histoire, celle de l’ethnie ewe de mon père. »
Même si Esinam délaisse maintenant le trajet solo pour un premier full album bouclé en collectif, l’Afrique est plus que jamais présente. Notamment par les field recordings qu’elle réalise lors des voyages au pays paternel, dans la capitale Accra. Du balcon de l’ancienne maison de sa grand-mère, Esinam capte les sons de la rue: « C’est un quartier « mouvementé », toujours bruyant. On y entend constamment les voisins ou des gens qui prient. Quand j’étais petite, j’ai beaucoup vécu dans cet endroit. À l’époque, les maisons étaient assez espacées, mais aujourd’hui, c’est devenu beaucoup plus serré parce que les gens ont reconstruit ici et là. Je ne réfléchis pas au jour le jour à mon identité mais, même si je n’ai pas encore beaucoup utilisé mon passeport ghanéen, je vais le faire en décembre, lorsque je repars là-bas. Quand je suis sur place, je me sens ghanéenne, mais tu as toujours le regard des gens parce que tu es light skin, « blanche ». Et puis, quand je dis mon prénom, Esinam, très commun là-bas, ça connecte. Il y a des moments dans ma vie où cette question de métissage ne s’est plus posée mais il y a cinq-six ans, en vacances au Cap-Vert, je me suis sentie extrêmement bien, entourée de gens qui me ressemblaient…. Là, j’habite Saint-Josse, commune mélangée où je me sens bien. Je ne sais pas trop comment je me sentirais à Uccle… »
Recherche commune
Dans son appart d’une rue tranquille pas loin de Madou, en cette fin août 2021, Esinam revient sur le fil des dernières années: « Elles sont passées hyper vite, même hors Covid. Après le premier EP, j’ai senti l’intérêt au-delà de la Belgique, à Londres notamment. Avec l’agence Aubergine (qui s’occupe entre autres des multiples projets d’Antoine Pierre, NDLR), on a d’emblée visé l’international. Et l’été dernier, j’avais plein de dates, de la Grèce au Canada. J’ai été dégoûtée que tout se mette en stand-by. » L’album est déjà dans les dossiers. Suite à une carte blanche aux Nuits Botanique de 2019, Esinam fait un premier concert hors solo, avec des musiciens. Même s’il n’était pas présent ce soir-là au Botanique -pour cause d’urgence familiale-, Pablo Casella, guitariste brésilien de Gand, impressionnant de ténacité et d’imagination rythmique, est sur l’album. S’y ajoutent un membre de l’audacieux collectif Yôkaï, le bassiste Axel Gilain, et le batteur Martin Méreau, membre entre autres de La Chiva Gantiva et de Echt!. Esinam parle de ces musiciens-là comme ayant « des sonorités hybrides, parfois même lorsqu’ils jouent en acoustique. D’ailleurs, l’hybridité me définit pas mal. Ce n’est pas seulement une sensation physique mais aussi une manière de travailler et une question de goûts. »
Là, l’univers d’Esinam croise ses goûts, incarnés par une scène anglo-saxonne contemporaine, comme l’Anglais Floating Points. Tout en se rappelant que le jazz des incunables Coltrane, Miles ou Jarrett a fait partie de l’apprentissage. « Je ne vais pas mettre complètement le solo de côté mais j’ai eu envie d’input, que des gens viennent se greffer à ma musique avec leur propre énergie, leur inspiration. Le son de l’album est le résultat d’une recherche commune. Après Les Nuits Botanique, je me suis dit qu’il n’était pas possible de se contenter d’un one-shot: être avec des musiciens sur scène, ça amène d’autres sensations que le solo. Même si cette dernière formule a aussi des avantages. Notamment le fait de gérer moi-même mon caractère, un peu bordélique et intuitif. »
Connexion Albion
Si la musicalité d’Esinam a changé depuis l’expérience menée en groupe ces deux dernières années, le premier album est aussi la résultante d’autres rencontres. Celle d’abord du Sud-Africain Sibusile Xaba, chanteur et guitariste, qui honore de son zoulou fruité le dernier morceau de l’album avant la conclusion en épilogue. « Je l’ai vu lorsqu’il était en concert à Bruxelles, et il a une manière de chanter vraiment particulière. Sur ce morceau super calme non encore terminé, il s’est posé. Depuis l’Afrique du Sud. On aurait bien aimé le faire venir à Bruxelles mais c’était compliqué. » L’autre connexion s’établit avec le Londonien Nadeem Din-Gabisi, originaire de Sierra Leone, invité sur le titre New Dawn: « Nadeem a un profil multidisciplinaire. À la base, je le connaissais comme DJ et poète. Puis il s’est mis à faire des films et là, il s’est lancé dans la musique. Je lui ai demandé d’écrire un texte et il m’a envoyé un genre de slam en anglais. »
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Les liens africains d’Esinam passent donc par Londres, la Sierra Leone, protectorat britannique entre 1808 et 1961, l’Afrique du Sud, ex-dominion du même empire, et bien évidemment le Ghana. Qui, avant son indépendance en 1960, a également été colonisé par les Britons, dans un ensemble géographique connu comme la Gold Coast. Pas étonnant donc qu’Esinam soit l’un(e) des rares artistes belges à avoir une connexion plausible avec Albion. Acceptant finalement de se faire vacciner -elle hésitait-, histoire d’honorer un concert londonien fin septembre. Esinam a déjà joué dans la capitale britannique: « En avril 2019, juste avant Les Nuits, j’ai été invitée à jouer en solo par Jazz Refreshed, une organisation londonienne qui est intéressée par toutes les nouvelles tendances du jazz, au sens très large. Et là, je dois jouer en groupe au Rich Mix, à Shoreditch, à l’est de Londres, le 22 septembre. Ce sera notre troisième concert commun et on a pas mal de dates à l’automne, plus les concerts que je continue en solo. »
Peut-être aussi parce que la musique ne suffit pas toujours, il y aussi des caractéristiques genre « jeune et jolie métisse ». Un avantage? Esinam: « Je commence à croire qu’en 2021, ça peut être une forme d’avantage… Ça ne fait pas si longtemps que je le remarque, mais cette histoire de devoir programmer un certain nombre de femmes, de quotas, mouais… J’ai envie qu’on me prenne pour ce que je suis et non pas pour ce que je suis censée représenter. Même si je ne vais pas me plaindre, évidemment… Et puis, je n’ai pas non plus un décollage de malade, juste parce qu’on surferait sur une vague post-Black Lives Matter. J’espère que les gens apprécieront davantage le contenu que l’emballage.«
Distribué par N.E.W.S. ****
« Oui, il y a sans doute dans Shapes un côté plus jazz, plus codifié, peut-être même plus funky qu’en solo. Et puis, ma musique est pas mal basée sur cette idée de cycle« , précise Esinam. De fait, l’album s’ouvre et se termine par un Prologue/Epilogue. Et la sensation au sortir de ces onze titres tient effectivement de l’ordre de la boucle bouclée, d’une musicalité revenant sous couvert de variations multiples. Le disque possède les qualités des musiques qui bougent lorsqu’on les enregistre. Du jazz, Esinam a donc conservé des improvisations qui se marient aisément à l’électronique, aux fluctuations de la basse et de la batterie soudées, et puis à cette guitare mordante, agile, épicée. On aime la non-linéarité des morceaux: pour la plupart instrumentaux, ils se déploient avec des sous-chapitres, des rebonds rythmiques ou mélodiques, et des surprises nuançant l’attente. Parmi les beaux moments, on coche New Dawn –sa flûte enchanteresse-, le rêveur Let It Be et toute la construction de Birds Fly, introduit par un xylophone spleen. Sans oublier Lost Dimensions, le moment le plus funky, emmené par une guitare que n’aurait pas reniée George Benson…
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