Double album solo pour Caballero et JeanJass: « Ça faisait au moins deux ans qu’on y pensait »
Cinq ans après avoir lancé l’une des associations les plus fructueuses du rap francophone, Caballero et JeanJass refont chambre à part. Le temps d’un double album Oso/Hat Trick. En solo, mais pas vraiment solitaires.
On avait presque oublié qu’ils pouvaient rapper l’un sans l’autre. Après la trilogie Double hélice lancée en 2016, et la franchise High & Fines Herbes balancée l’an dernier, Caballero et JeanJass ont en effet décidé de ranimer leurs carrières respectives. Enfin, plus ou moins: leurs disques – Oso pour Caballero et Hat Trick signé JeanJass- sortent en effet le même jour, ce vendredi, et dans le même boîtier. On appelle ça un… double album solo. Les Américains d’Outkast avaient déjà utilisé l’astuce sur l’emblématique Speakerboxxx/The Love Below en 2003. Dans le rap francophone, cependant, c’est une première. JeanJass: « Ça faisait au moins deux ans qu’on y pensait. On priait pour que personne d’autre n’ait la même idée avant nous. »
Actifs depuis au moins 20 ans, Caballero et JeanJass ont évidemment déjà sorti des projets perso – Pont de la reine pour Caba, Goldman pour JJ, pour ne citer que les derniers en date. Sortis tous les deux en 2014, ils ont atterri toutefois dans un paysage rap belge qui entamait alors à peine sa révolution, peinant encore à trouver une large audience. D’où cette drôle de configuration, où une bonne partie des fans actuels du binôme découvriront pour la première fois les deux rappeurs de la série Double hélice en solo.
Pour les intéressés, c’est l’occasion de s’essayer à des récits plus perso et introspectifs. Pas question pour autant de repartir de là où ils étaient, avant que le rap ne devienne bankable. « On ne rembourse pas un crédit avec un succès d’estime« , rappe JeanJass sur Mari de Kim. Avec la série Double hélice, la paire n’a jamais hésité à tenter des « coups », quitte à s’attirer les critiques des puristes. De retour en solo, l’un et l’autre ne renient rien, ironisant: « J’étais déjà le meilleur avant de me faire connaître/J’écris de moins en moins bien pour me faire connaître« , dixit JeanJass sur Ovni; « Tu voulais pas que je fasse du commercial/Mais je suis quelqu’un d’ouvert, moi/Ouais, je suis ouvert à prendre billets tout vert« , dixit Caballero sur Goût du beurre.
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Raccords donc, les deux rappeurs. Alors qu’on s’amusait à pointer les différences sur leurs disques en commun, Oso et Hat Trick montrent paradoxalement à quel point le binôme partage une même vision. Celle de véritables geeks du rap, ex-galériens qui ont toujours un peu de mal à croire qu’ils ont réussi à vivre de leur passion. Eux qui se sont toujours présentés comme un « couple libre » filent ainsi en solo, mais sans vraiment se lâcher. « On est meilleurs à deux, que ce soit en studio, sur scène ou en promo« , assure JJ. Ce jour-là, ils arrivent donc ensemble, mais donnent des interviews séparément…
Caballero, le technicien
À ma droite, lunettes noires, barbe de pharaon blanc, il y a Caballero, aka le grand découpeur, débitant rimes et syllabes avec le plus de précision possible, mi-garçon-boucher, mi-moine shaolin. Même son album solo, Oso, il l’a tronçonné en deux. Une première partie pour la forme et le sport, une autre pour le fond et le sentiment. « D’un côté, j’ai toujours besoin de prouver à mes compères rappeurs que je suis très fort. De l’autre, j’avais envie de montrer à mon public que je peux faire des chansons touchantes. » Il s’agit de faire parler la foudre, mais aussi de donner plus de grain à moudre. « Le but est que tout le monde s’y retrouve. Même si je sais que c’est impossible. Bien sûr, on décevra des gens. Beaucoup même. Parce que, ce que l’on a réussi avec JJ, ce n’est pas non plus un succès phénoménal à la Booba ou SCH. J’en ai bien conscience. Au fond, je sais pour qui je fais tout ça, pour combien de gens. Je suis réaliste. » Populaire donc -au point d’apparaître sur le dernier album de Julien Doré-, à défaut d’être tout à fait mainstream, la paire Caba-JJ a consolidé une place finalement assez confortable. « Un gros coussin qui nous permet aujourd’hui de sauter sans trop se faire de mal. »
Sur Oso, l’ursidé en espagnol, Caballero est donc ours polaire -« Je te respecte pas, je te tolère« , sur le single du même nom. Mais aussi ours à lunettes, amateur de verdure placide, « à la recherche de l’équilibre entre son côté obscur et son côté lumineux« , comme il l’explique sur l’interlude Yin Yang, en espagnol dans le texte. Comme rarement auparavant, Caballero baisse la garde. Bizarrement, par exemple, retrace en partie son itinéraire familial. Aurait-il pu le sortir sur ses premiers solos? « Clairement non. Parce que ce n’était pas ce qui me faisait kiffer. À l’époque, j’étais plus dans la démonstration. Je voulais être validé par mes collègues. Bien sûr, je disais des choses de moi. Mais le dosage était différent. » Aujourd’hui, il revoit un peu les proportions et se plie à l’exercice autobiographique, volontiers impudique, en faisant malgré tout attention « de ne pas saouler les gens« .
En 2013, il paradait: « Je me présente, Artur Caballero Mañas Sentis/Alias l’élite, la fusion d’un vaisseau spatial et l’shit. » Aujourd’hui, il donne davantage de détails: « Un bébé qui pointe son nez un peu trop tôt/Le papa met les gaz direction l’hosto/Bloqué dans le trafic, près de la gare du Nord/La maman donnera la vie à la place du mort. » On est en 1988, à Barcelone. Deux ans plus tard, la famille débarque à Bruxelles. Autre décor, autre ambiance. « Mais à chaque vacances scolaires, on nous envoyait les passer chez la grand-mère. Et comme il y en a pas mal en Belgique, mes cousins hallucinaient, j’étais tout le temps là. » Entre BCN et BX, Artur alterne espagnol, catalan, français et un peu l’arabe forcément -« dans ma ville, on parle mieux le marocain que le néerlandais/la jeunesse soudée ensemble/Le Vlaams Belang, on les emmerde » (sur 2.24.12). « C’est un peu mon morceau-lexique, où j’enchaîne un maximum d’expressions d’ici« , se marre-t-il.
Car Bruxelles reste la base. Quand Caballero se lance, la ville est encore à la marge du rap francophone, un bled déclassé qui n’intéresse personne. Malgré cela, il fonce. « J’avais commencé des études en traduction-interprétariat anglais-chinois. J’ai vite laissé tomber. Pour rassurer les parents, j’ai encore un peu continué de faire semblant, en m’inscrivant par exemple en graphisme au 75. Mais à un moment, il fallait que j’attrape ma chance. » La chance, à l’époque, c’est quelques millliers de vues à peine sur YouTube, des concerts payés au lance-pierres, les covoiturages à l’arrache sur Paname, ou encore une première mixtape (Laisse-moi faire) balancée sur le Net. Mais aussi, dès 2012, son nom sur le fronton de l’Olympia, en première partie de 1995, en compagnie de Lomepal.
Près de dix ans plus tard, la plupart de ceux qui étaient sur scène ce soir-là sont devenus des éléments incontournables du paysage rap FR. Voire, dans le cas de Nekfeu ou Lomepal, du paysage pop hexagonal tout court. Ce dernier est d’ailleurs présent sur Oso. Mais pas en featuring -les jeunes PLK et Luv Resval officient respectivement sur Arriba et Blanco. Étonnant de ne pas retrouver le pote de toujours? « Je lui ai proposé. Mais Antoine est quelqu’un qui a un masterplan en tête. Et dans ce cadre-là, ça ne l’arrangeait pas spécialement. Ce que je respecte totalement. Et puis, de toute façon, c’est quelque chose que l’on a déjà souvent fait. Ça n’aurait pas été surprenant. Cela étant dit, il a quand même travaillé sur l’album comme un malade. Il est souvent venu à Bruxelles. À chaque fois, il restait trois, quatre jours au studio pour bosser sur la réalisation. Même si on ne l’entend pas, il est donc bien présent sur le disque. »
L’autre homme de l’ombre étant évidemment… Jeanjass. Le meilleur binôme est crédité à la production d’au moins deux titres (Polaire et Goût du beurre/Différente). Il est temps de lui passer le relais.
JeanJass, double face
Face à la hargne de son camarade, il fait volontiers office de grand échalas un peu lunaire. Dans ses vidéos, JeanJass combine ainsi souvent regard slapstick à la Buster Keaton et sourire ironique. Pourtant, il est tout sauf dilettante. Acharné de studio, il cumule les casquettes de producteur et rappeur, obsessionnel mais pas fermé. « Le projet repose sur un quatuor de base, avec Caba, Jules Fradet (l’ingénieur du son, NDLR), Dee Eye, et moi. »
Ces dernières années, il n’avait jamais vraiment arrêté de bidouiller solo sur le côté: il était temps d’évacuer, même si rien n’avait été prémédité. « Honnêtement, je suis très accidentel comme type. Je ne calcule presque rien. » Non, mais il soupèse et nuance à peu près tout. Là où le camarade Caba tranche, JJ confronte. « C’est vrai que Caba, c’est plus un célébreur, là où je peux parfois être rabat-joie. » Exemple dès l’entame sur Hat Trick: « La vie normale, c’est le bad trip. » Plus loin, sur Ovni: « Je suis entouré de cons comme dans les films des frères Cohen/Attends, je suis peut-être le con du film des frères Cohen? » Ou encore, cynique, sur Qu’est-ce qui m’arrive?: « J’ai pas de place pour toutes mes Nike/Et tu voudrais que je loge une famille syrienne? » « OK, d’accord, je vais peut-être appuyer plus facilement sur ce qui est triste au milieu du beau. Mais par contre, la mélancolie ne m’intéresse pas du tout. Il n’y a rien de plus chiant que d’entendre les gens se plaindre. »
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Sur Hat Trick, le double J multiplie donc les angles et les points de vue. Déclaration d’amour chaloupée bossa (Derrière ses oreilles), échappée dub à la Gorillaz (Fatigué), ou prod à l’ancienne, sur Mains qui prient, déroulant le tapis rouge pour la légende Akhenaton. « J’avais ce morceau avec lequel je me disais qu’il y avait peut-être un truc à faire, avec un rappeur « rappeur ». Je veux dire, il y en a plein qui sont super forts, mais tous n’ont pas le même rapport au rap. En l’occurrence, Akhenaton est clairement le rappeur français que j’ai le plus écouté. Pour moi, il reste celui qui a la meilleure plume, alliant la technique et le sens. » La connexion est limpide. « Je connais un peu son fils. Il m’a filé son numéro, je lui ai envoyé un vocal. Le lendemain, on se parlait. Dix jours plus tard, j’avais son couplet, super carré, dans ma boîte mail. Le rêve. » Un autre invité de Hat Trick est RAF, camarade d’Exodarap, le groupe dans lequel JeanJass a fait ses premières armes. « Aujourd’hui, il est dans la vie « réelle », il a continué d’avancer. Il a un boulot, vient d’emménager dans sa maison qu’il a fini de retaper. Mais il continue de faire ses instrus et ses textes dans son coin. Il est toujours aussi fort. » D’Exodarap, on retrouve également Vince Roméo (la trompette sur Derrière ses oreilles). En fait, il manque juste DJ Eskondo et Blondin -« mais on bosse ensemble sur des trucs autour de l’album« . Appelez ça l’esprit de famille.
Il en est question, littéralement, sur Berkane. Entre deux couplets chantés par Nemir, JeanJass évoque son père, né dans un petit village au nord-est du Maroc. « Son parcours est tellement plus intéressant que le mien. Il a grandi dans une maison en pierre, sans eau ni électricité. Aujourd’hui, il est docteur. C’est un peu comme si moi j’avais rempli le Madison Square Garden! Il est arrivé en Belgique en tant que boursier, pour étudier la médecine. C’est là qu’il a rencontré ma mère, une pure Forestoise. Mais une fois qu’il a eu son diplôme, personne ne voulait l’engager à Bruxelles. Le seul endroit où l’on a bien voulu d’un médecin marocain, c’était à l’hôpital de Jumet. C’est comme ça que je suis né à Charleroi. » Avec Berkane, JeanJass -né Jassim Ramdani, Jean de son second prénom, en 1988- évoque aussi cette position toujours un peu bancale du métisse -« J’ai jamais eu l’impression d’être un rebeu comme les autres. » « Je confirme. Déjà, j’ai la peau plus claire. Je n’ai pas été élevé non plus dans l’Islam. Donc j’ai toujours été soit l’Arabe gentil pour les Belges, soit le type un peu bizarre pour les Arabes. Puis en tant que métisse belgo-marocain, vous n’envoyez pas du « rêve », comme peut le faire éventuellement un Belgo-Congolais, par exemple. » Toujours un peu en porte-à-faux, le cul entre deux chaises, JeanJass a toujours fêté aussi bien Noël que l’Aïd, pratiquant à l’occasion le Ramadan, par esprit de contradiction plus que conviction, alors que personne d’autre ne le suit à la maison. « Aujourd’hui, je sais qui je suis. Je suis ce rebeu qui mange du jambon Serrano, et boit des bières. Une espèce de Belgo-Marocain de 2021. » Le Belge du futur.
Caballero, Oso; JeanJass, Hat Trick, distribués par Universal. ****
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