Des notes de Kris Defoort sur les mots de Richard Powers

Dans un décor ultrasobre, un miracle jaillit chaque fois lorsque chantent les protagonistes, seuls ou en choeur. © BERND UHLIG

Dans une oeuvre poignante du compositeur belge Kris Defoort, La Monnaie porte à la scène, en création mondiale, l’extraordinaire roman de Richard Powers, Le Temps où nous chantions. Une adaptation sublime, vertigineuse, douloureuse comme des souvenirs amers.

Paru en 2003 sous le titre The Time of Our Singing, le best-seller de l’auteur américain Richard Powers avait atteint des sommets de littérature universelle, par son récit nostalgique d’un bon demi-siècle de ségrégation raciale, sublimement mêlé à l’évocation détaillée d’un millénaire de musique classique occidentale. A travers les grands événements de la lutte pour les droits civiques, le livre racontait l’histoire tragique de David (un juif blanc) et Delia (son épouse noire) Storm, et de leurs trois enfants mulâtres: Jonah, ténor exceptionnel, Joey, pianiste, et Ruth, rebelle activiste.

Des notes de Kris Defoort sur les mots de Richard Powers
© BERND UHLIG

La transposition pour la scène lyrique, par un Kris Defoort à l’apogée de son art (il a travaillé quatre ans sur cet opéra, avec le librettiste flamand Peter van Kraaij) est un réel chef-d’oeuvre, qui n’a rien perdu de la profonde mélancolie ni du puissant sentiment d’abandon inhérents au roman. Dans un découpage parfait des étapes de la vie, dans un décor ultrasobre, composé de tables alignées (un lieu multiple – salle de classe, cinéma de quartier, chambre d’hôpital, cour de justice, église, rues d’émeutes – où progresse la narration, rythmée par des vidéos datées projetées sur un mur), les protagonistes, pensifs, attendent leur tour de parole ou de chant. Un miracle jaillit chaque fois lorsque, comme dans le livre, la musique qu’ils chantent, seuls ou en choeur, devient le refuge contre toutes les souffrances, individuelles ou collectives. Incluant soul, rap et R’n’B, citant à maintes reprises la Passion de Bach, puis, allègrement, Schubert, Puccini et d’autres références musicales très brèves (juste un accord, voire quelques mesures qui s’insinuent presque inconsciemment), Defoort, avec son orchestre traditionnel flanqué d’un quartette de jazz, magistralement dirigé par le chef Kwamé Ryan, pousse l’auditeur au bord des larmes.

Culpabilité, compassion, chagrin intenses? Mieux que tout autre, le duo mère-fille (la soprano américaine Claron McFadden, 60 ans, face à la chanteuse belge Abigail Abraham, 32 ans) montre que si le mouvement d’émancipation des Noirs a réussi à améliorer la justice ordinaire, il n’a jamais complètement éteint le racisme systémique. Cette histoire- là reste bel et bien « en marche »…

The Time of Our Singing, jusqu’au 26 septembre à La Monnaie, à Bruxelles.

Quand la littérature infuse l’opéra

De tout temps, l’opéra s’est nourri d’oeuvres littéraires. Souvent sans même en changer le titre: la Carmen de Bizet tire son livret de la Carmen de Prosper Mérimée ; l’ Eugène Onéguine de Tchaïkovski, de celui de Pouchkine, et le Guillaume Tell de Rossini, de celui de von Schiller. Bien avant, Mozart « pique » son Don Juan à Molière, et ses Noces de Figaro à Beaumarchais. Verdi compose La Traviata sur La Dame aux Camélias (d’Alexandre Dumas fils) et Rigoletto sur Le Roi s’amuse (de Victor Hugo). L’ opéra contemporain ne fait pas exception, en puisant son inspiration dans les grands textes. Parfois pour le pire: les XXe et XXIe siècles lyriques sont jalonnés d’oeuvres remarquables, mais aussi d’ouvrages restés méconnus – de parfaits ratages, trop bavards, péchant par excès de littérature, justement. Qui se souvient de L’Ecume des jours (1986), opéra d’Edison Denisov d’après le roman de Boris Vian? Ou du Sophie’s Choice (2002) de Nicholas Maw, tiré du film d’ Alan J. Pakula et du livre de William Styron?

Plus proches de nous, La Conquista (2005) de Lorenzo Ferrero, sur une idée d’ Alessandro Baricco, et Love and Other Demons (2008) de Peter Eötvös, à partir du roman de Gabriel Garcia Marquez, n’ont pas laissé de souvenirs impérissables. Quand l’opéra moderne se penche sur des oeuvres écrites récentes qui n’ont pas encore donné toutes leurs preuves face à l’usure des ans, l’affaire semble encore plus risquée.

Pas pour tout le monde. Feu Gerard Mortier, longtemps directeur à La Monnaie, a mis un point d’honneur à multiplier les rapprochements entre compositeurs et textes contemporains. A la Finlandaise Kaija Saariaho, il commande Adriana Mater, créé à l’Opéra Bastille en 2006, sur un livret d’Amin Maalouf. A la tête du New York City Opera, il invite Charles Wuorinen à composer Brokeback Mountain, en 2014, d’après la nouvelle éponyme d’ Annie Proulx. Mais le champion toutes catégories reste Philip Glass. Pour sa quinzaine d’opéras, le compositeur américain minimaliste n’a cessé d’emprunter au roman, au théâtre et à la poésie. Ses muses sont aussi bigarrées que Sénèque, Doris Lessing, J.M. Coetzee ou Peter Handke. Et ce n’est pas fini: Circus Days and Nights, le dernier opéra de Glass (84 ans! ), monté à Malmö en mai 2021, tirait son récit des textes éponymes de son compatriote Robert Lax, tout juste décédé.

Pour la quinzaine d'opéras qu'il a montés, Philip Glass n'a cessé d'emprunter au roman, au théâtre et à la poésie.
Pour la quinzaine d’opéras qu’il a montés, Philip Glass n’a cessé d’emprunter au roman, au théâtre et à la poésie.© GETTY IMAGES

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