David Bowie: retour quatre étoiles du Thin White Duke avec Blackstar

David Bowie © Jimmy King
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Trois ans après un Next Day inespéré, David Bowie revient avec un nouvel album, disque court mais dense, s’éloignant du rock. Un retour quatre étoiles (noires).

Si l’on s’en tient aux albums studio, et si l’on compte bien, voici le numéro 25. C’est ce 8 janvier que sort en effet officiellement ★, prononcez Blackstar, le nouvel album de David Bowie. Il succède à The Next Day. Publié en 2013, le disque avait alors créé l’événement en déboulant sans prévenir, relançant une carrière que l’on pensait tarie depuis un moment. Grossière erreur: depuis, Bowie n’a jamais semblé aussi présent…

Cette fois-ci, avec ★, plus d’effet de surprise. Cela fait un moment que le disque a été annoncé. Notamment avec un premier single éponyme. Lâché le 20 novembre dernier, ★ est un drôle de morceau, antitube angoissant, divisé en deux parties. S’il effleure les dix minutes sans oser les dépasser, c’est pour une seule et simple raison: au-delà, le morceau n’aurait pas pu être présenté en tant que single sur iTunes… Si les autoréférences et autres clins d’oeil ne manquent pas, le titre appuie surtout l’idée qu’à 69 ans (il les fête ce 8 janvier), David Bowie fait toujours à peu près ce qu’il veut. Ne donnant plus d’interviews depuis une bonne dizaine d’années, n’ayant plus tourné ni chanté sur scène depuis 2006, la star continue paradoxalement d’occuper l’actualité. Il suffit de se rappeler l’émotion suscitée par son retour en 2013, ou plus simplement encore la liste toujours plus longue de groupes qui revendiquent son influence. Les rééditions de son oeuvre se succèdent également à un rythme constant -voir par exemple la nouvelle compilation Nothing Has Changed sortie l’an dernier ou encore le box Five Years (1969-1973) paru cet automne, et qui regroupe tous les premiers albums de la star.

On peut aussi rappeler l’impact d’une exposition comme David Bowie Is, inaugurée à la prestigieuse Tate Modern de Londres, et actuellement visible au Groninger Museum, aux Pays-Bas. Bluffante, elle a su montrer les multiples facettes de son talent, probablement mieux encore que les innombrables publications sur le phénomène. Homme multimédias, se servant de tous les supports pour construire et alimenter son propre mythe, Bowie semble ainsi passer son temps à s’appuyer sur une chose pour en alimenter une autre. ★ ne fait pas exception à la règle. Et c’est aussi pour cela qu’il reste un petit événement.

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Le télescope jazz

Pour expliquer la genèse du nouveau disque, Bowie se tait comme d’habitude dans toutes les langues. C’est donc à nouveau le fidèle Tony Visconti, producteur et collaborateur inscrit au générique de disques aussi essentiels que Low, Heroes, Space Oddity… qui s’y colle, dans des interviews données à la presse anglo-saxonne. Dès novembre, il expliquait ainsi les origines d’un album inspiré notamment par le dernier disque du rappeur Kendrick Lamar, To Pimp a Butterfly. Précision: moins dans sa forme que dans l’esprit -ni de près ni de loin, ★ ne s’apparente à un disque hip hop. En d’autres mots, il s’agissait ici de rester surtout le plus libre possible, loin de toutes conventions. « Le but, expliquait ainsi Visconti, était d’éviter le rock’n’roll. » Soit tout le contraire de The Next Day: pour son retour en 2013, Bowie s’était en effet « contenté » de compositions somme toute assez classiques. Ici, il s’écarte régulièrement du format rock, lorgnant plus franchement du côté du jazz.

A cet égard, on a pas mal glosé toute l’année 2015 sur le retour, non pas du jazz, qui n’a jamais disparu, mais de son influence sur la musique populaire. Interrogé récemment par Pitchfork, le saxophoniste Kamasi Washington (lire aussi notre interview), parfait exemple de ce « renouveau », déclarait ainsi: « Le jazz est un télescope, là où pas mal d’autres musiques fonctionnent comme un microscope. » Quelque part, l’hypothèse est en grande partie confirmée, ★ lorgnant souvent vers les… étoiles.

En 2014 déjà, Bowie avait semé quelques indices de la direction prise. Single inédit glissé dans la compilation Nothing Has Changed, le morceau Sue (Or in a Season of Crime) était notamment le fruit d’une collaboration avec le big band de Maria Schneider, fameuse compositrice jazz américaine, récompensée de plusieurs Grammies. C’est elle qui a conseillé à Bowie d’assister à un concert du saxophoniste McCaslin et son groupe (Tim Lefebvre à la basse, Mark Giuliana à la batterie et Jason Lindner aux claviers). Entre-temps, Bowie a mis la main sur l’album Casting for Gravity, sur lequel McCaslin et ses camarades se frottent à l’electronica. Quand il voit les gaillards sur scène, dans un petit club de New York, il est convaincu. Dix jours plus tard, le saxophoniste trouvera dans sa mailbox un message de Bowie himself, lui proposant de travailler sur son nouvel album… En janvier 2015, tout ce petit monde se retrouvera au studio Magic Shop pour bosser sur les esquisses de ★.

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Jeu de piste

S’il fallait un exemple de l’état d’esprit qui semble avoir régné sur ces sessions, il suffit probablement d’écouter le morceau-titre. Comme une déclaration d’intention, ★ ouvre l’album. Aventureux, il démarre sur un beat fracturé, avant de s’envoler dans l’espace, rappelant les échappées fantastico-interstellaires à la Space Oddity. La voix même de Bowie change plusieurs fois de registre, tour à tour angoissante, menaçante… Au départ, elle tient presque de la lamentation religieuse, voire du chant satanique. « On the day of execution, only women kneel and smile », chante Bowie. Juste avant, il introduit son récit par cette phrase tout aussi énigmatique: « In the villa of Ormen, stands a solitary candle ». Interrogé dans le Rolling Stone, McCaslin livre un indice sur le sens du morceau: « Bowie m’a raconté qu’il était question d’Isis (l’autre nom de l’Etat islamique en Syrie et Irak, NDLR) ». Jusqu’ici, les autres protagonistes n’ont pas confirmé…

En général, les paroles de ★ restent un jeu de piste difficile à suivre. ‘Tis a Pity She Was a Whore tire son titre d’une tragédie écrite au XVIIe siècle par l’Anglais John Ford, tandis que Girl Loves Me emprunte au polari, argot anglais pratiqué dans le milieu des forains, des acteurs, ainsi que dans la sous-culture gay. Dans le même morceau est également glissée une référence à Orange mécanique (« Where the fuck did Monday go? »), chef-d’oeuvre malsain signé Kubrick, et obsession récurrente de Bowie.

Tout cela contribue à l’ambiance crépusculaire d’un disque hanté par le saxophone de McCaslin, qui titille éventuellement les humeurs « brechtiennes » de la fin des seventies (I Can’t Give Everything Away qui rappelle Low, harmonica compris), mais également les expérimentations drum and bass des nineties -le beat de Sue… renvoie forcément à Earthling (1997). Cela ne fait pas pour autant de ★ un disque « compliqué ». Volontiers exigeant, il propose par exemple avec Lazarus l’une des plus belles ballades de Bowie, entre ligne de guitare new wave et effluves jazz planants.

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Bonnes résolutions

Lazarus a été composé en lien avec la pièce du même nom qui se joue actuellement au New York Theatre Workshop (jusqu’au 20 janvier), petite scène de l’East Village. Mise en scène par le Belge Ivo Van Hove, la pièce reprend l’intrigue de The Man Who Fell to Earth, le film de science-fiction de Nicolas Roeg. Sorti en 1976, il avait pour acteur principal Bowie dans son premier grand rôle, celui d’un extraterrestre descendu sur terre à la recherche d’eau. Aujourd’hui, le personnage a été repris par Michael C. Hall (les séries Six Feet Under, Dexter). Mais Bowie a été largement impliqué dans le projet, aussi bien musicalement que scéniquement.

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Ce n’est pas la seule « extension » de l’album. De la même manière, le morceau ★ a servi de générique à la série anglaise en six parties, The Last Panthers (diffusée sur Canal+ en octobre dernier). Si l’on ajoute deux autres titres déjà parus dans une première forme (‘Tis a Pity She Was a Whore et Sue (Or in a Season of Crime) en 2014), le nouveau Bowie pourrait ainsi donner l’impression d’un collage disparate. Album court, ne dépassant qu’à peine les 40 minutes, ★ ne serait-il pas finalement qu’une somme d’opportunités? Si c’est le cas, il ne manque en tout cas ni d’allure ni de cohérence.

Car l’impression qui domine reste celle d’un artiste qui continue de chercher. Quitte à forcer parfois un peu le geste, Bowie réussit ainsi cet exploit: être à la fois à côté des tics nerveux de l’époque -absent des réseaux sociaux, cultivant même un certain secret, voire une certaine distance avec le public-, tout en restant un exemple de modernité, jamais ringard. Les commémorations et autres rééditions ont beau s’accumuler, lui reste toujours cet artiste mouvant. D’autres stars de son calibre ont capitulé depuis longtemps, devant le poids de leur propre passé. A l’inverse, la carrière de Bowie, aussi imposante soit-elle, ne semble jamais l’empêcher d’aller encore de l’avant.

A cet égard, si ★ ne sera peut-être pas LE disque qui fera l’année 2016, il a l’avantage de la baliser. Il est un peu comme une bonne résolution: il pousse à croire à l’audace, à redonner le goût de l’aventure, et à rêver une cuvée musicale de haut vol. On en reparle dans six mois?

DAVID BOWIE, ★, DISTR. SONY. ***

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