Caribou: « Ce disque, c’est un grand câlin »

Dan Smaith a le charisme tranquille. Comme sa musique, il ne la ramène pas. © Thomas Neukum
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Six ans après Our Love, Dan Snaith revient avec un nouvel album de Caribou, confidence électronique plus personnelle (et politique) que jamais. Rencontre.

Dan Snaith a le charisme tranquille. Comme sa musique, il ne la ramène pas. Comme sa musique aussi, le cerveau de Caribou est un mélange de précision scientifique -fils de prof de math, il est lui-même titulaire d’un doctorat en la matière-, d’obsessions geek -il est ce qu’on appelle un crate digger, toujours à la recherche du disque rare-, et de bienveillance – « J’ai bien répondu à votre question? », s’inquiète-t-il plusieurs fois.

Né dans l’Ontario, au Canada, Snaith a 32 ans quand le succès qu’il a déjà pu récolter au pays devient véritablement global. En 2010, l’album Swim est son cinquième. Avec ses tubes Sun et Odessa, il touche un nouveau public, fan de musiques électroniques sensibles, trop content de trouver une alternative, à la fois aux cornichonneries EDM, et aux froideurs de la minimale. Une décennie plus tard, le programme de Dan Snaith n’a pas fondamentalement changé. Mais il s’est précisé. Notamment avec l’idée de réduire toujours plus la distance entre la musique et sa vie personnelle.

Publié cette semaine, le nouveau Suddenly (lire la critique) en est la preuve. Il arrive six ans après le dernier Our Love. Jamais Dan Snaith n’avait laissé autant de temps entre deux disques de Caribou. « Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, je suis à un stade de ma carrière où, généralement, les musiciens de mon âge retirent le pied de l’accélérateur, font éventuellement une pause. Ou pire, sortent des mauvais disques. C’est arrivé à la plupart de mes artistes préférés. Et je suis terrifié que cela m’arrive à mon tour. Je ne suis pas encore prêt pour ça. Donc, en réaction, je bosse plus dur, pour trouver encore des choses originales à dire. Il y a tellement de musiques dans le monde. Celles que je sors, je veux pouvoir les justifier. » Ce n’est toutefois pas la seule explication. Si Dan Snaith a pris davantage de temps pour sortir Suddenly, c’est aussi parce qu’il a été rattrapé par le monde « extérieur », du plus lointain au plus intime… « Ma vie personnelle a connu pas mal de secousses: l’arrivée d’un nouvel enfant, mais aussi la perte de proches, des problèmes de santé dans notre famille, etc. Le genre de choses qui vous font dire: « Attendez deux minutes, il y a plus important. » C’est ce dont parle l’album… »

À cet égard, on a l’impression qu’au plus votre succès s’est agrandi, au plus vous vous êtes mis à nu dans votre musique.

C’est vrai. Pour y arriver, je dois parfois encore un peu me « piéger », me mentir à moi-même. Quand je travaille, je suis seul dans ma cave, avec mes instruments et mes machines. Il n’y a pas d’ingénieur du son, pas de producteur, pas de représentants du label, etc. C’est juste moi. Donc je peux très facilement me persuader que personne n’entendra jamais ce que je fais. Prenez le dernier morceau du disque (Cloud Song, NDLR): j’aurais pu me dire que je m’exposais de trop, que la chanson était trop directe, et en rester là, me contenter de l’effet thérapeutique qu’elle a pu avoir sur moi. Mais après, je regarde l’Histoire de la musique, je pense aux disques qui ont été importants pour moi: je suis bien obligé de constater que ce sont souvent ceux qui sont le plus authentiques et vulnérables. De ma propre expérience, je vois bien que ce sont les titres dans lesquels je me livre qui sont aussi ceux auxquels les gens se connectent le plus.

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Ça va bientôt faire 20 ans que vous avez sorti votre premier album, sous le nom de Manitoba. Votre approche de la musique est-elle toujours la même?

En tout cas, elle a conservé cette dimension d’évasion. J’ai étudié les mathématiques et je fais de la musique. Les deux me permettent de m’évader. Mais aujourd’hui, c’est vrai que la musique m’a amené vers d’autres choses. Je me suis rendu compte que les disques sont comme des albums photos. Ils évoquent des choses particulières, des événements de ma vie. Pendant longtemps, je n’avais pas la confiance suffisante pour écrire sur ces sujets, de manière explicite. Mais petit à petit, j’ai commencé à faire entrer ma vie dans mes morceaux. Sur cet album, c’est partout: toutes les chansons parlent de moments importants pour moi. Notamment des événements traumatiques, et de comment les transformer en des éléments positifs. La musique me donne l’occasion de travailler sur les choses, plus seulement de s’en échapper.

Votre éthique de travail vous amène à produire beaucoup de musique. À partir de cette matière foisonnante, comment conçoit-on un album comme Suddenly?

Comme je travaille seul, c’est vrai que je peux facilement perdre le fil. Je peux compter sur au moins deux personnes pour me guider. D’une part, ma femme, qui est musicalement très perspicace et sensible, mais qui n’est pas dans le business; et puis de l’autre, Four Tet, mon ami le plus proche, et qui, lui, connaît bien le paysage musical et de l’industrie. C’est lui, par exemple, qui m’a suggéré de glisser les 53 secondes de Filtered Grand Piano dans le disque. En soi, le morceau n’a pas beaucoup de sens, c’est juste un interlude. Mais dans l’album, il fonctionne, il amène un moment plus tranquille. En fait, à partir de la même musique, j’aurais pu proposer un disque complètement différent. La seule chose dont j’étais conscient, c’était que je voulais éviter de répéter le côté poli, très pop, de Our Love. Je voulais un album sur lequel j’allais embrasser tous les accidents de parcours, toutes les petites excentricités, les virages un peu brusques. Sur un morceau comme You and I, normalement, j’aurais dû essayer de trouver un pont pour adoucir un peu les transitions brutales. Mais c’est quelque chose que j’avais déjà fait. En ne lissant pas trop, les changements de direction amènent un truc intéressant, nouveau, un peu excentrique. Cela m’intéressait de jouer avec ça.

« Je vois bien que ce sont les titres dans lesquels je me livre qui sont aussi ceux auxquels les gens se connectent le plus. »© Thomas Neukum

D’entrée de jeu, le caractère très intimiste de Sister donne le ton du reste de l’album.

Oui, c’est vrai. Normalement, tous mes disques démarrent avec un morceau assez rentre-dedans, souvent le premier single. Ici, d’une certaine manière, le disque avait besoin d’une intro, d’une sorte de déclaration d’intention pour expliquer à quel point je m’expose. Quand je parle des changements soudains qui sont arrivés dans ma vie, je parle aussi bien du point de vue personnel, que les bouleversements qu’on a connus ces dernières années dans le monde. Dans Sister, par exemple, les paroles évoquent #MeToo, l’expérience des femmes et plus généralement les questions de genre. J’ai deux filles, deux soeurs, je n’ai pas de frère. Dans ma vie, j’ai toujours été entouré de femmes. J’avais l’impression que je devais parler de ça, et expliquer d’une certaine manière que je n’avais jamais personnellement complètement saisi l’expérience féminine. Entendre toutes ces histoires relayées dans les médias ou sur les réseaux sociaux m’a ouvert les yeux sur pas mal de choses. Avec Sister, je m’adresse littéralement à mes soeurs, mes enfants, mais aussi à mes « soeurs » et « frères » de manière plus générale, et peut-être inviter chacun, a fortiori les hommes, à s’intéresser à ces questions et interroger son propre comportement.

Sur Twitter, vous n’hésitez pas non plus à commenter les questions du changement climatique. C’est aussi présent dans vos morceaux?

L’évoquer dans ma musique est une chose. Mais il y a aussi le fait, par exemple, que je m’apprête à partir en tournée à travers le monde, ou que je vais produire des disques. C’est quelque chose auquel j’ai dû réfléchir. Les CD seront par exemple glissés dans une pochette en carton plutôt qu’une pochette en plastique. On a également essayé de travailler avec des usines qui nous permettaient de limiter au maximum nos émissions de CO2. Pour cela, j’ai collaboré avec l’ONG Julie’s Bicycle, qui donne des conseils aux entreprises, notamment dans l’industrie créative, pour diminuer leur empreinte carbone. J’ai aussi discuté avec Music Declares Emergency, qui est un peu l’aile « musique » du mouvement Extinction Rebellion pour organiser notre tournée. Spontanément, je pensais par exemple que, pour l’Europe, le plus intéressant était d’organiser les trajets en train. Mais on a fait nos calculs. En voyageant à bord d’un tour bus, par exemple, on ne doit pas louer de chambres d’hôtel -ce qui est aussi très impactant d’un point de vue environnemental. Au final, on est arrivé à la conclusion que le coût carbone était quasi équivalent. Pour un esprit scientifique comme le mien, c’est important de confronter mes préjugés aux faits. C’est le genre de réflexe qui s’est un peu érodé ces dernières années…

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À ce propos, des études montrent que le streaming a un impact environnemental beaucoup plus important qu’on ne peut le penser.

Absolument. C’est aussi pour cela que l’idée est de réussir à « neutraliser » l’empreinte carbone de tout le cycle. J’ai demandé à mon label s’il était d’accord de partager les coûts que représentent la production et la distribution, y compris du streaming. Je ne suis pas en train de prétendre que j’ai toutes les réponses, mais… Vous savez, l’aînée de mes deux filles a 8 ans, et elle est obsédée par la crise climatique. Bien sûr, on l’a sensibilisée, on lui a expliqué les pollutions causées par les compagnies pétrolières, ou les tonnes de plastique qui dérivent dans l’océan… Mais aujourd’hui, ces questions la mobilisent à un point qui m’inquiète en tant que parent. À son âge, elle devrait penser au jeu auquel elle voudrait jouer en rentrant de l’école. Au lieu de ça, elle a lancé une campagne pour récolter des sous dans sa classe. Elle a amené la somme directement au QG de Greenpeace à Londres. C’était la première fois qu’ils voyaient ça… Donc elle comprend ce qui se passe. Et en même temps, elle reste une enfant, qui ne peut pas tout saisir non plus… Bref, tout le monde doit dealer avec ça aujourd’hui. C’est là, devant nous, tout le temps. Cela aurait été hypocrite pour moi de ne pas réfléchir à ça en tant que musicien.

Politiquement, il s’est passé énormément de choses ces dernières années. Quel événement a eu le plus d’impact sur vous?

Vous n’avez pas l’impression que tout cela fait partie d’un même mouvement? Trump, le Brexit, Bolsonaro au Brésil, ce nouveau populisme qui grimpe partout, ces « guerres culturelles »… Quelque part, on brasse les mêmes choses. Le climat, c’est différent. Ce n’est pas qu’un enjeu politique ou culturel. S’il l’était, ce serait d’ailleurs une excellente nouvelle. Mais non, c’est quelque chose de très réel. C’est un problème scientifique, biologique. Il est indéniable, même si des gens, de manière assez incroyable, n’y croient toujours pas. C’est ce qui est le plus troublant aujourd’hui. Vous n’avez plus à rendre compte de la réalité. Quelqu’un comme Trump peut dire une chose un jour, et son contraire le lendemain. On peut même le filmer en train d’enchaîner ses contradictions. Mais c’est comme si cela ne comptait pas. Ce qui importe, c’est juste de maîtriser le récit du moment.

Malgré cela, Suddenly est un disque extrêmement « chaleureux » et solaire, tout le contraire d’un album déprimé.

Oui, c’est vrai. Je crois que cela fait partie de ma nature. Je suis quelqu’un d’optimiste. Même quand j’ai dû faire face à des questions très lourdes -la maladie, la mort de proches, etc.-, j’ai pu trouver des réponses. Dans ma famille, je suis un peu devenu celui vers qui on se tournait, sur qui on pouvait s’appuyer -exactement comme ma femme dans la sienne. On est pourtant tous les deux les cadets, et donc pas forcément dans la bonne position pour endosser ce rôle. Mais les choses ont fait qu’aujourd’hui, on est un peu ceux qui « tiennent la baraque ». C’est quelque chose que j’ai découvert, cette résilience. Je pense que c’est ce que reflète ce disque, plus que tout autre chose. C’est ma manière de dire « je suis là, je te soutiens ». Quelque part, c’est un grand câlin.

Caribou, Suddenly, distribué par City Slang. ****

En concert le 30/04, aux Nuits Bota, Bruxelles.

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