Adrianne Lenker
Avec son groupe Big Thief, la jeune Américaine a sorti U.F.O.F., l’un des albums folks les plus « beaux bizarres » de l’année.
Bonnet-mouche sur la tête, Adrianne Lenker affiche des airs de jeune boxeur, catégorie poids plume. Ou plutôt l’allure d’un matelot endurci. Le sourire troué par une incisive manquante, elle a tatoué sur l’avant-bras cette phrase chipée au Suzanne de Leonard Cohen: « All men will be sailors then, until the sea shall free them ». En l’occurrence, son embarcation à elle se nomme Big Thief. Pas vraiment un gros paquebot, mais plutôt un dériveur indie-folk, adorant tanguer sous la houle mélancolique.
Cet équipage, elle l’a d’abord formé avec Buck Meek (guitare), avant d’être rejointe par Max Oleartchik (basse) et James Krivchenia (batterie). Depuis près de quatre ans, et deux premiers albums (Masterpiece en 2016 et Capacity en 2017), Big Thief n’a cessé de bourlinguer, tournant sans cesse. L’accueil critique, mérité, du nouveau U.F.O.F (lire la critique), ne devrait pas renverser la tendance, au contraire. Cela n’est visiblement pas pour déplaire à Adrianne Lenker. « Je n’ai pas vraiment de domicile fixe pour l’instant, ça ne sert pas à grand-chose. Je loue parfois un endroit pour quinze jours, un mois. Mais sinon, quand nous ne sommes pas sur la route, j’en profite surtout pour voir ma famille et mes amis. »
Cette errance lui va bien. Elle est même devenue son mode de fonctionnement: surtout ne pas s’installer, ne pas se laisser endormir dans les habitudes ou la monotonie. À un moment de la conversation, elle glisse: « Il y a tellement d’émotions humaines à expérimenter… » En l’occurrence, Adrianne Lenker donne l’impression d’être décidée à les goûter toutes. Car, derrière la tranquillité, voire la timidité, apparentes, la musicienne ne s’épargne pas. Ses chansons sont autant de petits théâtres des sentiments, où l’amour fraie avec la mort, l’extase avec la cruauté. Un art gothique mouvementé. Et surtout en mouvement. Comme elle-même l’a toujours été…
Alien intérieur
Déjà gamine, Adrianne Lenker est en effet ballottée à droite et à gauche. Née en 1991 du côté d’Indianapolis, elle passe ses premières années dans une « communauté religieuse ». Ses parents ont à peine la vingtaine -et un itinéraire visiblement déjà chahuté: dans Mythological Beauty, elle évoque un grand frère qu’elle n’a jamais connu (« I have an older brother I don’t know/He could be anywhere »). Quand elle a quatre ans, ses parents réussissent à s’arracher de ce qui s’apparente fort à une secte. Démarre alors une existence nomade (dans un article pour Pitchfork, elle affirme avoir déménagé quatorze fois en quatre ans) où le van familial sert souvent directement de logement.
Ses parents finiront par divorcer. À douze ans, elle emménage dans un appartement à Minneapolis, avec son père. Musicien amateur, celui-ci lui a très vite mis une guitare dans les mains. Il imagine même pour elle une carrière et s’improvise manager. Un premier album pop-rock sort en 2006: sur la pochette de Stages of the Sun, AdriAnne (sic) Lenker a les cheveux longs qui la font ressembler à une version ado de Shania Twain. Elle tente la pose sexy Lolita. Mais la moue boudeuse ne trompe pas vraiment. Elle finira par prendre ses distances avec le paternel…
Quand elle se retrouve plus tard à participer à un camp d’été organisé par le Berklee College of Music, elle pense avoir enfin trouvé sa voie. La rentrée suivante, elle réussit à obtenir une bourse pour intégrer le prestigieux établissement. Elle a 17 ans et respire enfin. « J’ai évidemment acquis des outils très utiles en étudiant la guitare. Mais je crois surtout avoir appris comment approcher la créativité de manière plus détendue (rires). Avant ça, quand je bossais avec mon père, je « poursuivais » une carrière musicale. Ce qui a pu provoquer pas mal d’anxiété. À Berklee, toute cette pression s’est évanouie: j’ai rencontré des gens, joué simplement de la musique, expérimenté des choses, etc. J’ai emménagé dans cette maison avec trois autres femmes, qui sont devenues mes meilleures amies. L’une étudiait en photo, l’autre en céramique, la troisième en arts de la scène. On ne faisait que parler de la vie et de l’art… »
Aujourd’hui, il ne s’agit encore et toujours que de ça. La vie est une énigme? L’art aussi. Chez Big Thief, il est à la fois frontal et sinueux. C’est plus que jamais le cas sur U.F.O.F., où l’ovni en question (UFO) est accueilli avec bienveillance (le F de friend). « C’est l’idée de mystère qui est présent partout, tout le temps. Il peut être effrayant. Mais je pense que la meilleure façon de l’appréhender est d’y faire face et de finir par l’accepter. Chacun a en soi une part d’inconnu. L’ambition, c’est d’en faire son allié, d’assumer son « alien ». Même si personnellement, j’ai encore beaucoup de boulot avant d’y arriver » (rires). Lenker semble malgré tout en bonne voie.
Récemment, un article du webzine américain Quartz affirmait le déclin très proche de l’ère des « influenceurs ». Et d’annoncer le retour des « slackers », ces anti-héros qui ne lient pas le cool aux derniers filtres utilisés sur Instagram. De fait, chez Adrianne Lenker, il n’y en a visiblement aucun. Sinon celui de l’art qui cherche à sublimer. « Je ne veux pas perdre du temps à faire semblant d’être quelqu’un d’autre. Sur scène, par exemple, il n’y a pas vraiment de show. C’est juste nous, peu importe l’état dans lequel on se trouve (rires). Je préfère expérimenter cet inconfort que d’enfiler le costume d’un personnage qui ne me ressemble qu’à moitié. Notre musique n’est d’ailleurs que ça: enlever des couches plutôt qu’en rajouter. »
Big Thief: en concert le 28/05, au Botanique, à Bruxelles.
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