« Les nazis avaient une idée très claire de ce que devait être l’art de qualité. Et bien sûr, rien de bon n’en est sorti »

L'acteur allemand Tom Schilling incarne un peintre proche de Gerhard Richter, dans sa quête artistique de la liberté. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Florian Henckel von Donnersmarck, le réalisateur de La Vie des autres, renoue avec l’essence de son cinéma dans Werk ohne Autor, fresque inspirée de la vie du peintre allemand Gerhard Richter.

Huit ans que Florian Henckel von Donnersmarck avait disparu des radars. Soit depuis l’époque où, répondant comme tant d’autres avant lui aux sirènes hollywoodiennes, il avait signé un The Tourist plutôt quelconque en dépit d’un générique alignant Angelina Jolie, Johnny Depp et Venise. Stellaire, sans aucun doute, mais insuffisant en tout état de cause pour soutenir la comparaison avec La Vie des autres, coup d’essai et coup de maître qui l’avait révélé à la planète cinéma en 2006. En conséquence de quoi le film allait se fracasser dans les grandes largeurs.

Ayant choisi de laisser du temps au temps, le cinéaste allemand renoue aujourd’hui avec l’essence de son cinéma à la faveur de Werk ohne Autor (« Une oeuvre sans auteur« , traduit littéralement), exploité à l’international sous le titre Never Look Away. Et d’inscrire son propos, où s’entremêlent drame intime et questionnement du processus créatif, dans les méandres de l’Histoire allemande du XXe siècle, terreau fertile, déjà, de Das Leben der Anderen.

La faculté d’inventer

À l’origine du projet, on trouve l’intérêt de Henckel pour l’art en général, et plus particulièrement pour le peintre Gerhard Richter, inspiration manifeste de Kurt Barnert (l’excellent Tom Schilling, vu notamment dans Oh Boy), le personnage central de Werk ohne Autor. Et le film de l’accompagner de Dresde à Berlin puis Düsseldorf, des années d’apprentissage à l’épanouissement d’un artiste tentant de trouver sa voix sous des régimes totalitaires successifs, nazi d’abord, communiste ensuite, l’appel de la liberté l’entraînant bientôt à l’Ouest. Mais s’il emprunte largement à la vie de Richter, le scénario s’en écarte aussi sensiblement, Florian Henckel von Donnersmarck se défiant, à l’évidence, des carcans du film biographique stricto sensu. « Je ne crois pas vraiment aux biopics en soi, ils me laissent sceptique, sourit le réalisateur, géant jovial qu’une existence cosmopolite a notamment conduit à Bruxelles quatre ans durant, de 1987 à 1991, lorsqu’il étudiait à l’école européenne d’Uccle alors que son père était responsable de la branche Benelux de la Lufthansa. Un bon film ne saurait être un biopic, il se doit de receler une part de mensonge. Sans quoi, il ne pourra s’agir que d’un mauvais film, parce qu’il reproduira le côté ennuyeux de l’existence. La raison pour laquelle on n’installe pas une webcam sur quelqu’un et que nous ne sommes pas scotchés à ces images, c’est parce que la vie est ennuyeuse et remplie de coïncidences. Notre boulot, et c’est en quoi nos jobs de réalisateur et de journaliste sont proches, c’est d’en faire quelque chose d’intéressant. Mais je dispose d’un luxe que vous n’avez pas, à savoir que je peux inventer des éléments pour essayer de renforcer le sentiment de vérité, alors que vous ne pouvez jouer que de l’omission ou de l’accentuation. Je ne pourrais vivre sans cette faculté d’inventer complètement certaines choses. » Et libérer, ce faisant, un puissant élan romanesque.

Never Look Away ne fait pas exception, enchâssant petites histoires et grande Histoire dans un tourbillon porteur de sentiments multiples. Le cinéaste est aussi un conteur d’exception, en effet, postulat posé dès La Vie des autres, et réaffirmé dans ce récit-gigogne remontant aux heures sombres de l’Allemagne hitlérienne. « Il est de notoriété publique qu’une tante de Richter a été tuée par les nazis, poursuit-il. Il a d’ailleurs peint un très beau portrait de cette jeune femme le tenant dans ses bras, alors qu’il était un jeune enfant. Cette toile a une grande importance dans l’Histoire allemande, parce qu’elle a donné un visage aux victimes de ce qu’on a appelé le programme d’euthanasie nazi, au nom duquel ont été exécutés ceux qu’ils considéraient comme mentalement déficients ou malades… » Contexte dramatique à coloration intime au coeur d’un scénario se déployant entre ombre et lumière, secrets inavouables et romance souveraine, souffrance et réconfort, la quête artistique de son personnage tenant lieu à la fois de toile de fond et de moteur au récit. Autant dire qu’Henckel a trouvé là du grain à moudre -le reproche principal que l’on peut faire au film étant d’ailleurs de se disperser quelque peu, malgré une durée excédant les trois heures, tout en jouant sans trop de modération de la corde sentimentale.

Florian Henckel von Donnersmarck
Florian Henckel von Donnersmarck© DR

Du pouvoir de l’art

Mais soit, tant sur la recherche de l’inspiration artistique, que sur la portée de l’acte créatif, Werk ohne Autor défriche un terrain fécond, réflexion extrapolable à d’autres domaines d’expression que la peinture, et pourquoi pas celui du 7e art. Ainsi, de ce constat posé par le mentor est-allemand de Kurt -à savoir, en substance, « À l’Ouest, dans l’art, tout tourne autour de moi, moi, moi« – dont on demande à Florian Henckel quel écho il trouve dans sa pratique du cinéma. « Je fais confiance à mon appareil sensoriel, sans essayer de rien forcer dans la création. En un sens, je sculpte ce que j’observe, et il ne s’agit donc pas que de moi, moi, moi. Même si, en fin de compte, ça tient jusqu’à un certain point de l’autoportrait, parce qu’on ne serait pas capable d’identifier chez autrui un élément que l’on n’aurait pas en soi également.(…) En définitive, ce que j’essaie d’exprimer à travers mes films, c’est la possibilité que nous avons tous d’envisager les choses terribles qui nous arrivent comme ayant une utilité, et étant susceptibles de nous aider et de nous enrichir. Nous pouvons décider de les laisser nous détruire ou de nous en servir. »

Au passage s’esquisse la question du pouvoir de l’art, vaste sujet s’il en fut. « On a récemment demandé à Gerhard Richter, en visite au Louisiana Museum, au Danemark, s’il y croyait. Et il a répondu: « Parler du pouvoir de l’art peut paraître un peu excessif, mais je crois dans le fait qu’il puisse nous apporter la consolation. » Je trouve cette pensée intéressante. D’où vient cette faculté de consolation de l’art? Du fait que, confrontés à une oeuvre d’art, des gens ont la possibilité de se dire: voilà quelqu’un qui a connu son lot de souffrance, mais a décidé d’en tirer quelque chose de positif. De la sorte, ils se trouvent placés dans une disposition permettant de prévenir cette souffrance à l’avenir. Le pouvoir de l’art peut ainsi s’inviter par une porte dérobée. J’ai montré récemment le film à Toronto, où se tenait une grande exposition de Banksy, où l’on pouvait apprécier l’une de ses citations: « Art should comfort the disturbed, and disturb the comfortable ». C’est on ne peut plus juste. Tant qu’il fait ces deux choses, l’art a un certain pouvoir. »

Signe, du reste, de son impact potentiel, les tentatives de récupération dont il fait l’objet. Ainsi, à l’écran, dans le chef de régimes totalitaires prompts à réprouver toute forme d’expression artistique ne correspondant pas à une stricte orthodoxie établie par leurs soins. « Les nazis avaient une idée très claire de ce que devait être l’art de qualité. Et bien sûr, rien de bon n’en est sorti, sauf peut-être en architecture, mais si l’on considère les Beaux-Arts… Pour moi, à partir du moment où un gouvernement se fait fort d’avoir des idées sur ce que devrait être l’art, les problèmes commencent. L’art ne doit pas être soumis à une fonction sociale, ni répondre aux souhaits des autorités, il doit scruter à l’intérieur. Il est symptomatique de voir qu’à leur arrivée au pouvoir, les communistes ont voulu faire table rase de l’héritage artistique des nazis. Mais aujourd’hui, si l’on observe tout ça avec un regard extérieur, il est très difficile de distinguer l’art nazi de l’art communiste. Ils sont semblables, parce qu’ils ont été portés par des gouvernements qui avaient des idées précises sur ce que l’art devrait être, et les fonctions qu’il devrait remplir. Ensuite, quand Kurt part à l’Ouest, il n’y a plus personne pour lui dire ce qu’il doit faire, et il se trouve confronté à une liberté tombée de nulle part un peu terrifiante, un espace nouveau dans lequel il doit se trouver lui-même. Je pense en effet que nous sommes formés par notre environnement politique, plus sans doute que nous ne voudrions l’être. Et ça m’effraie un peu. »

En quoi l’on serait enclin à trouver au film des vertus éclairantes, assorties de nuances et tonalités diverses. Polychrome, en somme. Quant à son impact espéré? « J’aimerais que ce film aide les spectateurs à réaliser que l’on peut vivre l’art n’importe où. Joseph Beuys, le grand artiste allemand d’avant-garde, a dit un jour que nous étions tous des artistes. Ça ne signifie pas que tout le monde puisse faire de l’art de premier plan, loin s’en faut, mais on peut accéder à un certain sentiment d’âme et à un degré de présence quoi que l’on fasse, au point que cela en devienne presque une activité artistique. Il y a des millions de façon d’y arriver, c’est un état d’esprit. On m’a parfois reproché, tant pour La Vie des autres que pour ce film-ci, que les méchants restaient impunis. Mais à mes yeux, la vie s’en charge elle-même tant elle est vide si l’on est guidé par l’appât du gain, du pouvoir, de la domination. Alors que quand on est à la recherche de la vérité, de l’art et de l’amour, cette simple quête constitue déjà une récompense. J’aimerais, avec mes films, pouvoir peut-être nous aider, moi-même et d’autres, à envisager les choses un peu plus sous cet angle…  »

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