Totems et tabous: Claire Denis envoie Robert Pattinson dans l’espace
Dans High Life, son premier long métrage de science-fiction, Claire Denis invite à une étrange odyssée de l’espèce aux confins de la galaxie placée sous le signe des sécrétions corporelles et des interdits qui s’y rapportent. Pari gonflé.
Dans un classement à l’utilité et à la pertinence certes par endroits toutes relatives listant les 100 meilleurs films de l’Histoire réalisés par des femmes et récemment publié par le site Web d’actualité américain IndieWire, son très plastique Beau Travail de 1999 se hisse à la seconde position, juste derrière l’incontournable Jeanne Dielman de Chantal Akerman et devant La Leçon de Piano de Jane Campion. Une chose est sûre: en 30 années de cinéma, Claire Denis s’est imposée comme l’une des voix, ou sans doute vaudrait-il mieux dire comme l’un des regards les plus singuliers et passionnants de son temps. Celle qui a d’abord été l’assistante de Robert Enrico sur Le Vieux Fusil (1975), de Wim Wenders sur Paris, Texas (1984), puis de Jim Jarmusch sur Down by Law (1986), vole de ses propres ailes du désir dès la fin des années 80 et Chocolat (1988), première brique d’un édifice comptant aujourd’hui quatorze longs métrages marqués par son obsession pour l’éros et les corps, la mémoire et la mort.
Un parcours de déracinée et de marginale, comme elle le dira elle-même, pour une autrice ayant grandi entre l’Afrique et la France, et qui échappe à toutes les définitions comme à toutes les chapelles. Très influencée par son mentor Jacques Rivette, mais aussi par le cinéma asiatique -celui de Ozu, notamment-, son oeuvre est celle des silences et du non-dit -à moins que, à l’inverse, elle ne cherche à épuiser le langage, comme dans le récent Un beau soleil intérieur (2017). « J’ai choisi le camp des cinéastes qui font confiance à l’image« , déclarera-t-elle ainsi un jour. Et au son, serait-on tenté d’ajouter à la suite d’une réalisatrice particulièrement fidèle: à ses acteurs (Isaac de Bankolé, Alex Descas, Béatrice Dalle, Grégoire Colin), mais plus encore à sa directrice photo Agnès Godard et au chanteur Stuart Staples, leader du groupe britannique Tindersticks dont les compositions classieuses, éminemment cinématographiques, débordent d’opulence soul. Crooner né pour faire l’amour avec son larynx, ce dernier prête à nouveau ses talents musicaux à High Life aujourd’hui, mais sur un mode résolument cosmique et réfrigéré cette fois.
Avec High Life, c’est la première fois que Claire Denis se frotte à la science-fiction. Enfin presque. Il y a tout juste 50 ans, en 1969, quand elle n’est encore qu’étudiante à l’IDHEC à Paris, elle réalise en effet un court métrage, Le 15 mai, qui s’inspire ouvertement de Philip K. Dick. Elle est alors passionnée de SF au sens large, et de la série télévisée La Quatrième Dimension en particulier. Son intérêt pour le cinéma de genre s’est en outre déjà manifesté sous d’autres formes, comme dans l’horrifique et carnassier Trouble Every Day (2001) par exemple. De passage à Lyon, en octobre dernier, où elle était l’un des invités d’honneur du Festival Lumière, elle confiait ainsi, tout à l’ambivalence et la complexité qui sont les siennes: « Il faut beaucoup de distance pour faire du cinéma de genre, mais moi j’en suis incapable. Trouble Every Day est né d’une commande qu’on m’a faite pour réaliser un film gore. J’ai immédiatement précisé que si je le faisais, j’irais jusqu’au bout, sans aucune retenue. Pour autant, je n’ai pas été à l’aise quand j’ai appris que des gens avaient quitté la projection du film en séance de minuit au festival de Cannes. Malgré son contenu, j’ai fait ce film en totale innocence, sans aucune arrière-pensée ni envie de choquer. »
Fluides glacials
Cette naturelle radicalité qui caractérise son cinéma s’exprime sur un mode résolument blafard, mais pas complètement exsangue pour autant, dans High Life. Les fluides corporels y jouent en effet un rôle déterminant, le sang, donc, mais aussi la salive, le lait maternel et surtout le sperme circulant dans une atmosphère proche de la glaciation pure. Comme pour mieux souligner la grande affaire de cette odyssée malade, anémiée: la question des interdits et des tabous. Dès le début du film, le personnage interprété par Robert Pattinson explique au bébé embarqué avec lui à bord d’un vaisseau-prison qui les emmène aux confins de la galaxie que les humains ne sont pas censés boire ou manger leurs propres excréments. Premier tabou qui en appelle d’autres, et leur fatale transgression: c’est le tabou du meurtre, de l’infanticide, mais aussi celui du viol, et plus encore celui de l’inceste. « En évoquant cet interdit au tout début du film, c’est comme s’il anticipait déjà ce qui va arriver. Il sait très bien que, quelques années plus tard, sa fille n’aura pas d’autre homme que lui. Le temps de la morale s’annihile pour eux. »
Détournant les codes totémiques du genre pour mieux l’amener en terrain métaphysique, High Life ne ressemble à l’arrivée à aucun autre film de science-fiction, même s’il plane par endroits sur cet objet étrange, quasiment hermétique, les spectres inévitables de Kubrick et Tarkovski. C’est la lecture d’un article paru dans un journal américain, où il était question de certaines prisons du Texas au coût jugé prohibitif par une partie de la population, qui a amené Claire Denis à imaginer, il y a plusieurs années déjà, l’histoire de cet équipage de condamnés à mort envoyés au-delà du système solaire pour une mission hors normes doublée d’un voyage sans retour. « Ils ont été tellement loin qu’il ne leur est plus permis d’espérer rentrer un jour sur Terre, raconte la réalisatrice. Ils flottent dans le cosmos, seuls, désespérément seuls. »
Enfer et paradis
De toute évidence, on est loin du fantasme tenace de conquête de l’espace. Un concept que Denis exècre, d’ailleurs, insistant sur l’idée de dérive à bord d’un vaisseau de forme rectangulaire qui ressemble à une boîte découpée en cellules avec, à l’étage inférieur, une « fuck room », une pièce où les passagers peuvent se rendre pour soulager leurs pulsions sexuelles et se faire jouir avec des machines. Toute la trame de High Life est par ailleurs travaillée par l’idée de reproduction, le personnage interprété par Juliette Binoche dans le long flash-back qui cimente le film étant chargé de collecter la semence des hommes en sorcière-chamane à crinière prodigue. « Il faut tellement de temps pour voyager dans l’univers. Quelqu’un comme Stephen Hawking avait déjà prévu qu’il fallait penser à la reproduction dans l’espace pour mener une mission complète à son terme. Il avait même dessiné des couveuses! »
Film de prison -physique et mentale- autant que de science-fiction, High Life travaille aussi bien la figure de l’enfermement -au sein d’un habitacle, au sein d’une utopie- que la peur incoercible de l’infini. Et trouve dans ses motifs les plus saillants matière à développer une symbolique qui se nourrit des contraires pour mieux en souligner les nuances. C’est l’éternelle dichotomie entre le paradis -ce jardin édénique autour duquel s’organise la vie- et l’enfer -cette cohabitation forcée, cette mort et cette folie qui guettent- condamnant les uns et les autres au purgatoire. « Je souhaitais aller quelque part où l’existence n’existe plus« , dit encore Claire Denis. Mission accomplie.
En marge de la sortie de High Life sur les écrans belges, la Cinematek bruxelloise a l’excellente idée de consacrer un focus particulièrement fourni à l’oeuvre de Claire Denis. Soit une rétrospective qui reprend la majorité de ses longs métrages de fiction et documentaires, ainsi que de nombreux courts inédits (dont le séminal Le 15 mai, réalisé il y a tout juste un demi-siècle). Chocolat, S’en fout la mort, US Go Home, J’ai pas sommeil, Nénette et Boni, Beau Travail, Trouble Every Day, 35 Rhums, White Material, Les Salauds… L’occasion de voir ou revoir quelques-uns des sommets d’une filmographie qui n’en est pas avare. Mieux: en complément de cette très alléchante rétro, la Cinematek choisit également de mettre en lumière le travail d’Agnès Godard, sa directrice photo fétiche, en programmant un large éventail de films phares pour lesquels elle a oeuvré: Jacquot de Nantes d’Agnès Varda, La Vie rêvée des anges d’Érick Zonca, Les Égarés d’André Téchiné, Simon Werner a disparu… de Fabrice Gobert, L’Enfant d’en haut d’Ursula Meier… Incontournable.
- Du 23/03 au 11/05 à la Cinematek, Bruxelles.
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