Sara Forestier, sans filtre

Sara Forestier: "Je me laisse totalement enivrer par un personnage, comme si je rentrais dans une grande histoire d'amour."
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

L’actrice incarne avec intensité l’une des trois femmes menant une double vie transfrontalière dans le nouveau film de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich, Filles de joie, réécrivant, entre cité du Nord et maison close, l’héroïsme au féminin.

« Bon, j’ai été très… sincère« , observe Sara Forestier à l’issue de la rencontre. Un euphémisme, la comédienne du Nom des gens laissant libre cours une sensibilité à fleur de peau tout au long de l’entretien, celle dont vibraient ses compositions dans Suzanne ou La Tête haute notamment, et que l’on retrouve aujourd’hui dans Filles de joie, le nouveau film de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich. L’actrice y incarne Axelle, jeune femme menant une double vie, s’occupant de sa marmaille sous le regard peu amène de sa mère dans une cité du Nord qu’elle quitte chaque jour en compagnie de Dominique et Conso (Noémie Lvovsky, lire aussi son portrait, et Annabelle Lengronne) pour travailler dans une maison close de l’autre côté de la frontière, là où elles sont légales. Une réalité sur laquelle plane encore l’ombre d’un ex-mari qui la battait, inscrivant son quotidien au carrefour de deux violences, sociale et conjugale. « Pour la petite histoire, j’avais vécu une relation avec un mec qui m’avait frappée, assène-t-elle d’entrée, et quand j’ai lu ce scénario, je ne l’ai pas terminé, je me suis arrêtée au tiers et j’ai appelé Frédéric pour lui dire que je voulais faire le film. C’est vraiment un désir lié à quelque chose de très personnel. Les violences, surtout conjugales, beaucoup de femmes les vivent. Mais on en parle peu, les actrices encore moins, alors que c’est quelque chose de désastreux et destructeur dans une vie. »

Des femmes en lutte

Ce qui s’appelle sauter sans filet, avec les risques que cela pouvait éventuellement supposer. « Je n’avais même pas lu le tiers du scénario que j’ai dit oui. Si ça se trouve, le reste du film allait être pourri« , souffle la comédienne. En quoi elle a rapidement eu ses apaisements cependant, le scénario, s’il s’aventure en terrain casse-pattes, trouvant toujours la bonne distance, au plus près d’un réel envisagé à rebours des clichés. « Le film parle vraiment de femmes en lutte, c’est du réel, pas un slogan politique, apprécie-t-elle. Rien de bien neuf sous le soleil, le cinéma a toujours été traversé par des personnages de femmes en lutte, dans les années 60 mais aussi avant, dans des films sur la prohibition, avec des rôles de prostituées, de femmes qui se battaient ne serait-ce que pour avoir une vie professionnelle. Après, la singularité du film, c’est que l’on voit trois femmes qui se battent en parallèle. Et le fait de se pencher sur des prostituées sans se concentrer tellement sur l’aspect sexuel mais plus sur la banalité de leur quotidien est aussi original. Ces femmes sont obligées d’être tout le temps en mouvement et de lutter constamment, contre des voisins qui les soûlent, pour s’extraire d’une relation toxique, pour composer avec une fille adolescente qui commence à faire des crises. Elles ont plus des problématiques de femmes que des problématiques de prostituées. »

Soit un ordinaire chahuté que le film envisage à travers un prisme insolite sans jouer pour autant la sur-dramatisation: « L’expérience du film que j’ai beaucoup aimée, au-delà de pourquoi j’y suis allée, c’est que je me faisais tout un truc sur les bordels. La prostitution cristallise énormément de tabous de nos sociétés. Et moi, je fantasmais énormément sur les bordels, dans tous les sens du terme: je me disais « ça doit être glauque et en même temps ça doit être excitant. » Et en fait, j’ai trouvé ça d’une banalité incroyable. Il y avait quelque chose de très fort de déconstruire un fantasme à ce propos. Ces filles sont des prostituées, mais elles ressemblent à Micheline, la voisine du coin, qui doit mettre une tarte à sa fille parce qu’elle lui hurle dessus et qui doit gérer les problèmes de ses enfants à l’école. »

Aux côtés de Noémie Lvovsky et Sara Forestier, Annabelle Lengronne complète le trio de Filles de joie.
Aux côtés de Noémie Lvovsky et Sara Forestier, Annabelle Lengronne complète le trio de Filles de joie.

Funambule

Si, à l’instar de ses partenaires, Sara Forestier a nourri son personnage en se rendant notamment dans une maison close et ce salon des filles où les masques tombent, elle raconte aussi se l’être approprié par la voie de l’intime, suivant un processus reproduit film après film. « Je me laisse totalement enivrer par un personnage, comme si je rentrais dans une grande histoire d’amour. Se laisser pénétrer par un personnage demande une empathie, une compassion, une compréhension. Si vous avez un minimum de curiosité pour l’être humain, c’est tout un pan qui s’ouvre à vous. Quand on observe un personnage, on le regarde presque mieux qu’un être humain dans la vie. J’ai d’ailleurs l’impression que les spectateurs regardent mieux les personnages dans les films que leurs proches. Il y a quelque chose de très fort au cinéma sur le regard. C’est pareil pour les acteurs, quand on laisse un personnage nous envahir, c’est presque comme si on devenait son ange gardien et que nos destinées étaient liées. Faut pas être une couille molle, quoi, il faut se laisser pénétrer par un personnage et sa psychologie, et accepter l’incarnation. C’est tout sauf un métier normal. C’est un truc de sorcière… »

Prolongement, peut-être, de cette disposition, l’actrice semble affectionner tout particulièrement les rôles sur le fil du rasoir, les personnages « mis en fragilité » comme elle dit. Ce dont Roubaix, une lumière, d’Arnaud Desplechin, tout récemment, ou Filles de joie aujourd’hui apportent encore l’éloquente démonstration. « Le cinéma met en lumière ce côté funambule qu’ont tous les êtres. J’ai l’impression que tous les personnages sont inconstants, ils n’ont pas une tranquillité profonde. De toute façon, je pense que si on est vraiment tranquille, on n’a pas envie d’être filmé, et ça vaut aussi pour les personnages. Il y a une intensité qui m’a suivie dans les derniers rôles, mais je ne sais pas la commenter, il y a des choses qui m’échappent. Après, mon actrice préférée, c’est Adjani, donc je ne vais pas vous dire que j’aime la demi-teinte. J’aime la finesse, mais aussi les choses qui transcendent, la fulgurance, j’ai un goût de quelque chose d’électrique, c’est sûr. Mais là, j’ai décidé de ne faire que des comédies. Je suis arrivée à un moment de ma vie où j’en ai marre des drames. Après le Desplechin, j’en ai eu ras-le-cul. J’ai adoré faire ce film, mais à un moment, j’ai dit stop, c’est trop intense. »

De l’héroïsme des femmes

Anne Paulicevich et Frédéric Fonteyne ont signé à quatre mains un film en prise sur la précarité de l’époque.

Anne Paulicevich
Anne Paulicevich© DR

Elle avait écrit Tango libre, qu’il avait mis en scène. Sept ans plus tard, Anne Paulicevich et Frédéric Fonteyne, également un couple à la ville, ont choisi de cosigner Filles de joie, comme en un prolongement naturel du tournage. « J’étais sur le plateau, avec les actrices, directement au contact de leurs énergies, raconte le réalisateur, alors qu’on les retrouve à Rotterdam, où leur film est présenté au festival. Il leur arrivait, pour trouver la vérité des scènes, d’improviser, avant de retomber sur ce qu’avait écrit Anne. Elle était au combo, faisant attention à la dramaturgie, et on se parlait entre les prises. C’est alors qu’on a décidé de signer à deux, parce que le film s’est fait avec nos deux énergies, et le rapport qu’on avait chacun avec les actrices. » « Il y a eu un rapport de ping-pong entre nous deux, enchaîne Anne Paulicevich. Et ce qui n’était pas mal, vu qu’il y avait des choses pas simples à traverser en tant que femmes pour les actrices. Elles pouvaient aller parler à Fred pour certaines choses, et à moi pour d’autres. On ne l’a pas mis en place, c’est venu tout seul. »

Se déroulant à la frontière franco-belge, Filles de joie déroule le quotidien de trois femmes menant une double vie, entre la cité du Nord où elles habitent et la maison close où elles travaillent en secret, résultat d’une précarité galopante. À l’origine du projet, il a d’ailleurs le désir de parler de « l’héroïsme des femmes », une envie qui la tenaillait depuis longtemps, explique la réalisatrice. « Il se trouve aussi que nous avons eu une petite fille. Ce qui m’a conduite à me poser plein de questions sur le fait d’être une femme dans ce monde. Mais le projet a vraiment pris forme quand il y a eu les premières politiques d’austérité touchant les femmes de plein fouet. J’en voyais plein autour de moi qui galéraient dans leur quotidien. Tout ça s’est mélangé, et puis j’ai lu un article sur des femmes à la frontière qui vivent cette double vie: elles se prostituent et le cachent, par nécessité, et par nécessité de dignité aussi, pour arriver à mettre à manger au quotidien sur la table pour les enfants et à s’en sortir. Sans compter que la prostitution est un endroit assez fascinant pour tout le monde, une espèce de « fantasme ». Traiter de l’héroïsme des femmes par ce sujet m’a semblé intéressant. »

Des vies décuplées

Encore fallait-il, histoire de ne pas rester dans le « fantasme » justement, documenter le sujet. Pas une mince affaire si l’on considère que ces maisons ne s’appellent pas closes pour rien. Un écueil auquel Anne Paulicevich a bien sûr été confrontée, avant que la situation ne se débloque avec l’aide de… Dodo la Saumure, dont le cousin d’une amie se trouvait être le neveu: « Je lui ai expliqué que ce n’était pas lui qui m’intéressait, mais que j’écrivais ce projet et que je voulais rencontrer les femmes. Ça n’a pas été évident, mais j’ai fini par rentrer dans un bordel. » S’ensuit une immersion qui s’étirera sur neuf mois, la réalité infusant la fiction pendant tout le processus de création. « J’avais un catalogue immense d’histoires de vie. Mais aussi une énorme responsabilité dès lors qu’elles me faisaient la confiance de parler d’elles à travers la fiction. » « On est sortis du fantasme que l’on pouvait en avoir quand on a rencontré la réalité de ces femmes, renchérit Frédéric Fonteyne. Ce qui m’a marqué, quand Anne m’a emmené là-bas, c’est la puissance de vie qu’elles avaient par rapport au côté limite insupportable de leur situation. Éthiquement, c’était très important pour moi de filmer cette puissance et ce qui faisait qu’elles étaient avant tout des femmes. »

Le cinéaste parle de vie décuplée, et la réussite du film, si elle tient bien sûr à une appréciable justesse de regard, passe aussi par l’énergie qui l’habite, relayée par trois comédiennes investies. « Il fallait passer par la fiction et par de grandes actrices pour porter la voix de ces femmes, des actrices qui soient capables d’explorer toutes les émotions et toute la difficulté de ce que traversent les personnages avec une grande liberté, presque une animalité« , relève encore Frédéric Fonteyne. Et de laisser Sara Forestier, Noémie Lvovsky et Annabelle Lengronne partir dans une certaine forme de chaos, orchestré pour en extraire un surcroît de vérité. Et poser les bases d’une solidarité réinventée: « Montrer comment on peut se solidariser, c’est le fondement du film, concluent-ils . L’héroïsme se construit ensemble, d’où le fait qu’il y ait trois histoires. Nous vivons dans une société où la solidarité n’est pas encouragée, et nous avons voulu montrer comment elle naissait… On est chacun dans nos problèmes, mais il faut s’ouvrir aux autres pour pouvoir s’en sortir ensemble. »

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