If Beale Street Could Talk, un film en état de grâce
Barry Jenkins, le réalisateur oscarisé de Moonlight, adapte lumineusement l’écrivain afro-américain James Baldwin dans If Beale Street Could Talk, bouleversante histoire d’amour sur arrière-plan de racisme et d’injustice dans le Harlem des années 70. Rencontre.
Arrivant sur les écrans deux ans après l’épatant Moonlight, If Beale Street Could Talk vient confirmer, si besoin en était, ce que l’on pressentait déjà, à savoir que Barry Jenkins compte parmi les personnalités incontournables du cinéma américain contemporain. Pas mal pour un réalisateur dont le premier long métrage, Medicine for Melancholy, était passé plutôt inaperçu, Moonlight se chargeant, huit ans plus tard, en 2016, de rectifier le tir, ralliant tous les suffrages et obtenant trois Oscars dont le plus prestigieux, celui du meilleur film. Le cinéaste originaire de Miami y traçait le portrait de Chiron, accompagnant l’éveil à l’homosexualité d’un gamin d’une cité black violente et pauvre, en quelque voyage effectué à rebours des stéréotypes. Adapté de James Baldwin, écrivain et activiste afro-américain culte, If Beale Street Could Talk, son nouveau film, se déjoue avec une même aisance des clichés. Située dans le Harlem des années 70, c’est là une histoire d’amour plus grande que nature unissant deux jeunes Noirs, Tish et Fonny, que l’on jurerait promis à un bonheur sans nuages si le garçon n’était victime d’une erreur judiciaire, se voyant injustement accuser de viol et jeter dans une prison à laquelle sa compagne, enceinte, va tenter de l’arracher. La pâte d’une oeuvre de toute beauté, mélodrame à la dimension politique manifeste, en quelque prolongement limpide et fidèle de la langue de Baldwin.
L’héritage de James Baldwin
L’auteur de La Conversion, Jenkins l’avait découvert il y a pas mal d’années déjà. « À l’université, je sortais avec une fille un peu plus âgée et surtout beaucoup plus intelligente que moi, sourit-il, en guise d’entrée en matière. Elle m’a rapidement quitté, même si nous sommes restés en bons termes, me reprochant mon immaturité, et me conseillant de lire Baldwin, histoire d’élargir mon horizon. Elle m’a offert La Chambre de Giovanni et La Prochaine Fois, le feu, qui ont constitué mon introduction à son oeuvre. Et j’ai été scotché de voir combien quelqu’un issu du même environnement que moi avait pu développer une voix personnelle aussi forte et représentative. Depuis, il occupe une place spéciale dans mon coeur. » L’idée d’adapter James Baldwin ne viendra cependant que bien plus tard, en 2013, Barry Jenkins écrivant les scénarios de Moonlight et Beale Street à la suite, le premier dans un bar bruxellois, le Lord Byron, le second à Berlin. Si le cinéaste jette son dévolu sur If Beale Street Could Talk, roman de la maturité écrit par l’auteur en 1973 dans sa retraite de Saint-Paul-de-Vence, on le doit à Julia Shirar, sound designer de ses amies, collaboratrice régulière de Sofia Coppola, et occasionnelle de Noah Baumbach ou Kelly Reichardt. « Bien qu’appréciant énormément Baldwin, je ne connaissais pas ce livre, qu’elle m’a recommandé, m’assurant qu’il recelait un film et que j’étais celui qui devait le réaliser. À la lecture, j’ai été impressionné par la sensualité et la pureté de cette histoire d’amour, mais aussi par la façon dont elle cohabite avec une dimension sociale aiguisée et une critique sévère de la société américaine de l’époque. Le roman réussit à faire cohabiter ces deux facettes de stupéfiante manière. »
Conséquent, Barry Jenkins y est resté globalement fidèle, même si le film porte sa griffe, expérience plus sensorielle que rageuse en définitive. Et si le réalisateur y a apporté des ajustements indispensables à la narration cinématographique -l’ouverture, notamment, diffère sensiblement d’un médium à l’autre-, la structure du film, comme celle du roman, fait fi de la linéarité, tandis que la voix off semble reproduire jusqu’aux intonations de Baldwin. « À une époque où le public lit moins qu’il ne s’abreuve d’images, je me suis dit que si ce film devait constituer le premier contact de quiconque avec James Baldwin, il fallait qu’on entende sa voix à lui, et non la mienne. L’adaptation est donc assez fidèle, notamment dans le respect de la structure plutôt radicale du roman. J’ai veillé à trouver l’épine dorsale de l’histoire, et cela fait, le film a dicté lui-même sa forme… » Pour ce qui est du recours à la voix off, le cinéaste raconte avoir été légitimé dans sa démarche par I Am Not Your Negro, l’exemplaire documentaire que consacrait récemment Raoul Peck à James Baldwin: « Ce film, c’est James Baldwin, sans filtre. Il nous a donné la confiance pour recourir à une narration en voix off, nous appuyer sur sa voix et le laisser parler par l’intermédiaire de Tish. La littérature peut admirablement restituer l’intériorité des personnages, c’est moins vrai du cinéma, où il arrive qu’une voix off ne fonctionne pas. Mais dans le cas présent, du fait qu’il s’agissait de la voix même de Baldwin, j’avais la conviction que les spectateurs n’y verraient pas un ajout extérieur, mais bien une émanation de l’intérieur, permettant de partager l’expérience du personnage central. Nous avons donc choisi de l’intégrer, la démarche se trouvant encore validée lorsque, juste avant de commencer la production, le James Baldwin Estate m’a transmis un carnet écrit par Baldwin en 1978, où il avait consigné ses idées pour une éventuelle adaptation du roman en film. Elles incluaient un voice over avec la voix de Tish, ce qui m’a conforté dans le sentiment d’être sur la bonne voie. »
Récit à deux voix
Impression corroborée par la vision du film, auquel l’appoint de cette parole apporte une coloration toute de lyrisme délicat et de nuances subtiles. Bien dans la lignée d’une oeuvre au romantisme affirmé mais où, si l’émotion submerge bientôt le spectateur, elle s’assortit aussi d’une portée politique limpide que Jenkins a l’habileté de ne pas marteler, préférant l’insinuer dans ce qui tient, en définitive, d’un récit à deux voix. « Nous avons travaillé cet équilibre en post-production, mais pendant la production, nous nous sommes octroyé une grande liberté, relève le cinéaste. Pour moi, l’amour recèle ce que le cinéma rend le mieux, le sens du merveilleux. L’amour rend stupide, en un sens: aux premiers jours d’une relation, rien d’autre ne compte, il est partout. Et un film, quand il fonctionne, peut vraiment vous transporter dans une humeur, une émotion ou un ton. Nous nous sommes autorisés à y aller plein pot quand la situation le dictait. Mais en même temps, il fallait que le spectateur, dans des moments plus sombres, accède à un monde de noirceur et de ténèbres. Nous y avons veillé à dessein. »
Manière aussi de refléter fidèlement une réalité faite de racisme, de discriminations et d’injustices, seul l’amour semblant pouvoir transcender le désespoir, la colère voire la haine en résultant. Une situation que Baldwin a su traduire comme peu d’autres en mots, et dont le film de Barry Jenkins se fait aujourd’hui l’écho, intemporel. À tel point que si l’histoire d’If Beale Street Could Talk se déroule dans les années 70, sa pertinence demeure, assourdissante. « C’est dû à l’intelligence de Baldwin et à sa manière d’écrire, sa façon d’emballer les idées et les problèmes qu’il soulève, tellement dense et fulgurante que ses observations résistent au temps, apprécie le réalisateur. Et puis, si le roman a été publié en 1974, beaucoup de choses qui s’y produisent pourraient fort bien se passer aujourd’hui. Pour nourrir le personnage de Fonny, Stephan James s’est ainsi inspiré de l’histoire de Kalief Browder, une affaire qui s’est produite à New York en 2010. Accusé à tort d’avoir volé un sac à dos, ce jeune Noir a été emprisonné pendant trois ans, dont deux et demi en cellule de confinement, parce qu’il refusait de plaider coupable. Il s’est suicidé peu après avoir fini par sortir, sans avoir jamais été condamné. J’ai toutefois estimé que maintenir le film à l’époque lui conférait une puissance plus grande -on parle d’un monde en feu, mais ce que nous dit Baldwin, c’est que cette situation a toujours existé. J’essaie, avec mes films, de parler avec authenticité de quelque chose reflétant la réalité dans laquelle nous vivons, même si l’histoire est située dans les années 70. Mais si les choses n’ont guère évolué depuis, je refuse de faire de la colère mon moteur, parce que je ne veux pas céder à l’amertume… »
Du reste, et à défaut de changement radical dans la société américaine -« Des histoires comme celle-là continuent à se produire. La seule différence, c’est qu’avec la multiplication des moyens de filmer, et les réseaux sociaux, quand les gens constatent une injustice, ils peuvent la dénoncer de suite« -, le cinéaste trouve-t-il quelque raison d’espérer dans l’évolution de l’industrie du cinéma. « Depuis les origines, l’Histoire du cinéma a été dominée par des images de la vie des Blancs, de familles blanches, de super-héros blancs ou d’antihéros blancs. Pour les gens de couleur, aller au cinéma ou regarder la télévision revenait à en apprendre un maximum sur la vie des Blancs, alors que l’inverse n’était pas vrai. Nous n’avons pas pu tourner autant de films que nous l’aurions voulu tant les obstacles étaient nombreux. Mais la situation a changé, et ces barrières tombent désormais. Grâce à des gens comme Ava DuVernay, Jordan Peele ou Ryan Coogler, les spectateurs blancs sont désormais en mesure de partager l’expérience noire. Pensez aux millions de spectateurs qui ont vu Black Panther , un exemple extrême, ou encore à ceux qui ont apprécié Get Out. » À quoi l’on pourrait ajouter Moonlight ou If Beale Street Could Talk, deux films ayant consacré Barry Jenkins auteur majuscule, bousculant aussi bien les stéréotypes que les codes narratifs poussiéreux…
Étonnamment, James Baldwin n’avait été l’objet que de fort rares adaptations à l’écran avant celle signée aujourd’hui par Barry Jenkins. Du vivant de l’auteur new-yorkais, né à Harlem en 1924 et disparu à Saint-Paul-de-Vence 63 ans plus tard, on ne voit jamais que Go Tell It on the Mountain, téléfilm réalisé par Stan Lathan en 1984. À quoi s’ajouteront une poignée de documentaires – Take This Hammer, tourné par Richard O. Moore pour la télévision en 1963, suivi à la fin des années 80 de James Baldwin, the Price of the Ticket, de Karen Thorsen. Mais pour le cinéma, un art auquel il avait pourtant versé son écot, rappelant dans Le diable trouve à faire, un essai à la lucidité incisive, combien il avait été essentiel dans l’éveil de sa conscience, rien, ou presque: il faudra attendre 1998 et… Robert Guédiguian pour voir une adaptation en bonne et due forme de l’un de ses ouvrages. Soit, déjà, Si Beale Street pouvait parler, redéployé par le cinéaste de l’Estaque dans le Marseille des années 90 pour À la place du coeur. Et arrimant la trame intime du roman à la réalité d’alors -la victime du viol était une réfugiée bosniaque repartie à Sarajevo-, non sans revendiquer l’héritage de la langue de Baldwin, avec notamment des inserts littéraires à l’écran.
Si l’auteur de La Chambre de Giovanni n’a pas été plus souvent célébré au cinéma, cela tient peut-être justement à la difficulté de traduire en images le lyrisme rageur de sa langue. Un écueil dont Jenkins a su se jouer, respectant, parfois à la lettre, la langue de Baldwin, par le recours notamment à une voix off souveraine, mais signant aussi un pur objet de cinéma, par la grâce d’une mise en scène éminemment sensorielle. Une autre raison de ce silence cinématographique tient sans doute à la façon dont le James Baldwin Estate a toujours veillé jalousement sur l’héritage de l’écrivain, refusant de céder les droits sans garanties. « Sa soeur, qui détient les droits, a toujours été très protectrice vis-à-vis de son oeuvre, explique le comédien Colman Domingo, le père de Tish dans la version de Beale Street de Barry Jenkins, mais aussi un spécialiste de l’auteur, qu’il a même joué dans un spectacle organisé à l’occasion des célébrations du 90 anniversaire de sa naissance, reprenant mot pour mot le texte de Nothing Personal. Baldwin était de ces écrivains qui considèrent que leur travail ne peut être apprécié qu’à la lecture, sans qu’il y ait lieu de l’adapter. Sa soeur a eu raison d’attendre: ce qui importe, c’est ce que Baldwin a laissé derrière lui. C’est un tel héritage que l’argent importe peu. » Barry Jenkins ne dit pas vraiment autre chose, qui confie avoir dû prouver à la Fondation qu’il allait s’inscrire dans la droite ligne de l’oeuvre afin d’obtenir son assentiment.
Aux sources du chaos
Monument des lettres afro-américaines, tenant d’une conscience noire mais pas seulement, lui qui, dès 1956, signait avec La Chambre de Giovanni, un classique de la littérature gay, James Baldwin doit pourtant au cinéma une bonne part de son retour posthume de reconnaissance. Et plus particulièrement à I Am Not Your Negro, magistral documentaire réalisé en 2016 par Raoul Peck au départ des écrits et propos de l’écrivain, et revisitant les luttes sociales et politiques des Afro-Américains tout en amplifiant la voix de l’auteur, comme pour mieux souligner la pertinence persistante de ses analyses et commentaires.
« En osant ainsi scruter les obscurités de son époque, non seulement dans leurs manifestations mais dans leurs ressorts, Baldwin nous est contemporain en ce qu’il nous divulgue d’où le chaos tient son amorce. En cela, sa pensée est actuelle, utile et fertile« , écrit Christiane Taubira dans sa préface à la nouvelle édition de La Prochaine Fois, le feu, recueil compilant deux nouvelles publié en 1963. Écrit dix ans plus tard, If Beale Street Could Talk n’en finit plus, lui non plus, de résonner, de la page à l’écran: « Ce qui importe, avec le film, c’est que si l’on y trouve cette rage, cette injustice, ce désespoir, ils sont enveloppés dans l’amour, ce qui n’est pas toujours le cas, reprend Colman Domingo. En général, c’est la colère qui éclate. Le film nous rappelle que même si l’on proteste, on peut aussi se protéger par l’amour, un message qui mérite d’être souligné. James Baldwin était un artiste subversif: utiliser sa plume pour changer la façon de penser des gens est un acte révolutionnaire, ce qui ne l’empêchait pas de descendre dans la rue. Il savait que l’ouverture d’esprit était l’outil le plus subtil afin de combattre le système. » Et l’acteur d’appeler de ses voeux d’autres adaptations: « Maintenant que les portes de son royaume, entendez de son oeuvre, ont été ouvertes, j’aimerais en découvrir l’adaptation par Spike Lee ou Lee Daniels. Mais aussi, au risque de passer pour fou, par Woody Allen ou Lars Von Trier. J’aspire à voir à nouveau son écriture interprétée de façon impressionniste… » Et comment!
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