Frédéric Tellier (Goliath): « Certes, ça peut être un film militant, mais il n’est pas partisan »
Frédéric Tellier, le réalisateur de L’Affaire SK1, s’empare avec mordant de la question des pesticides pour livrer un thriller environnemental à l’efficacité avérée et à l’urgence manifeste. Un film décillant, porté par un magistral trio d’acteurs: Emmanuelle Bercot, Pierre Niney et Gilles Lellouche.
Des affaires impliquant le secteur de l’agrochimie, il y en a eu de nombreuses ces dernières années, plus ou moins emblématiques. Celle ayant opposé avec succès Dewayne Johnson, un jardinier californien atteint d’un cancer, à Monsanto. Ou la victoire obtenue en France par un agriculteur, Paul François, face à la même multinationale. Deux exemples parmi d’autres, le sujet restant d’une actualité brûlante. Réalisateur de L’Affaire SK1 et de Sauver ou périr, Frédéric Tellier n’avait pas attendu ces développements récents pour se pencher sur la question: « Je m’y suis d’abord intéressé comme ça, individuellement, comme un citoyen lambda, explique-t-il. Je suis tombé sur un article depresse, puis sur un livre, et de fil en aiguille, l’idée d’en faire un film est venue. C’était il y a presque dix ans, et il n’y avait pas encore de grosses affaires, elles ont eu lieu après. Mais par contre, une fois que j’ai commencé à développer le scénario, j’ai été confronté à une actualité foisonnante autour de l’univers agrochimique, je ne manquais ni de données ni d’exemples. » Et de s’atteler, en compagnie de Simon Moutaïrou, à l’écriture de Goliath, thriller environnemental comme le cinéma français n’en propose que fort peu, à l’inverse de son homologue américain (lire l’encadré à la fin de l’article).
Changer le monde
Tellier, pour sa part, cite l’héritage d’un Yves Boisset et de ses films sur des sujets de société. Plutôt que de s’inspirer d’une affaire particulière, il propose, avec Goliath, une vision panoramique de la question, articulée autour d’un avocat spécialisé dans les questions environnementales (Gilles Lellouche), un lobbyiste travaillant pour l’industrie agroalimentaire (Pierre Niney) et une activiste embarquée un peu malgré elle dans ce combat (Emmanuelle Bercot), après que son mari, exposé à des pesticides, a développé un cancer. Une fiction, mais ancrée dans la réalité donc: « J’ai mené une enquête pendant plusieurs années, en essayant de rencontrer le plus de gens possible, de tous les bords concernés avec, pour certains, plus de difficultés. C’était plus compliqué avec la classe politique et avec l’industrie agrochimique, mais j’ai rencontré aussi beaucoup de journalistes spécialisés, des lobbyistes, des victimes, des avocats, des porte-parole de victimes, des agriculteurs et leurs associations. J’avais besoin de me nourrir et d’absorber ce qu’on me disait, de le laisser mûrir pour que puisse en ressortir un film. » Ce qui s’appelle une fiction documentée en l’occurrence – « 80% de ce qui est raconté dans le film est vrai, les chiffres et les faits sont vrais, et les personnages sont fictifs » -, pour un film-enquête dévoilant un envers du décor fait notamment de collusions multiples dépassant parfois l’entendement. La fin justifie les moyens, c’est bien connu, les intérêts économiques ne s’encombrant pas toujours d’impératifs de justice ou de santé publique.
À cet égard, Goliath apparaît comme le film d’un lanceur d’alerte posant un constat tout sauf réjouissant. Si Frédéric Tellier recourt à l’image de David finissant par terrasser Goliath, on serait presque enclin à y substituer le pot de terre face au pot de fer. « C’est utopiste? Je ne sais pas. À travers ce récit, cette proposition de spectacle, je ne cherche pas à préserver le spectateur en lui faisant croire à un monde formidable alors qu’il ne l’est pas. J’essaie plutôt de l’encourager à changer le monde pour qu’il soit formidable. Je propose un cinéma réaliste, inscrit dans la vraie vie. En revanche, suivant sa sensibilité, on y trouvera quand même un encouragement à croire en un mieux possible. Ça va être compliqué, parce que le cynisme en face ne nous a pas attendus et ne nous considère pas beaucoup, mais c’est quand même possible. On voit que les choses bougent en ce moment pour le climat, l’écologie. » Et d’en appeler à la mobilisation de la « population du milieu« : « Si on doit établir une population convaincue que les choses doivent être faites comme le pense le lobbyiste du film, et de l’autre côté une population qui pense exactement l’inverse, il y a, au milieu, tous ceux qui ne s’en soucient pas, qui n’ont pas le temps de s’en occuper, et c’est peut-être ceux-là qui peuvent changer un peu les choses. On n’est pas forcément climatosceptique ni activiste pour le climat, on peut être entre les deux à se dire: « Attention quand même, 60% des espèces animales ont disparu ces dernières années, c’est une réalité. »Je me sens concerné, je suis dans cette population du milieu, et je me dis: ce n’est pas possible, on peut l’éviter. »
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Chaises musicales
Ni acquis au rendement à tout prix, ni Pierre Rabhi en puissance, mais éco-responsable, en somme. Quant à savoir ce que peut apporter un film dans un tel contexte? « Une prise de conscience, ce serait peut-être un peu prétentieux pour un film, mais un éveil des consciences. Si ça peut être cette petite étincelle que j’ai eue, moi, il y a quelques années, en lisant un article de presse ou un bouquin, tant mieux. Je suis convaincu que cela peut contribuer à une étincelle de départ sur une réflexion un peu générale. Après, il va falloir se documenter, mais si ça marche, si ça met en branle chez nous une sensibilité, une petite corde qui va vibrer plus tard de plus en plus fort, c’est super. »
Histoire, d’ailleurs, de mettre toutes les chances de son côté, Frédéric Tellier a veillé à faire de Goliath un film engagé mais aussi engageant, adoptant la forme d’un récit polyphonique tendu comme un thriller, avec ses trois personnages centraux, autour desquels en gravitent une demi-douzaine d’autres: « On peut parler d’un film choral. Ça s’est mis en place dès le départ, parce que j’avais envie de parler de l’autodestruction de l’homme par l’homme à travers les pesticides, et pas d’une affaire en particulier. Je n’avais pas envie de faire un biopic sur un combattant ou une victime des pesticides, mais de raconter un système. Et tout de suite, je me suis dit qu’il fallait qu’il y ait plein de personnages, pour que ce ne soit pas partisan. Certes, ça peut être un film militant, mais il n’est pas partisan: je ne montre pas l’histoire de quelqu’un qui s’est battu, qui a perdu ou qui a gagné, qui est vivant, a survécu ou qui est mort, ou d’un lobbyiste façon Le Loup de Wall Street , je raconte plutôt l’état des lieux d’une thématique. »
Une cause pour laquelle il s’est entouré d’ambassadeurs de choix, les Pierre Niney, Gilles Lellouche et autre Emmanuelle Bercot dont la petite histoire retiendra qu’ils n’étaient pas distribués à l’origine dans les rôles qu’ils tiennent finalement à l’écran, puisque le premier devait jouer l’activiste, le second le lobbyiste et la troisième l’avocate. « Je les ai rencontrés tous les trois sans scénario, en leur disant: « Voilà ce que je prépare, ce qui va se passer en gros, je suis en train d’écrire, est-ce que ça vous intéresse? » Là où j’ai été un peu naïf, c’est que dans mon dos, ils se sont arrangés. À l’arrivée, c’est bien tombé, puisqu’ils ont chacun voulu faire des rôles différents, c’était un petit tour de chaises musicales assez sympathique. J’ai une grande confiance en eux: les acteurs ont une intelligence que moi, metteur en scène, je n’aurais pas sur leur personnage. J’en ai une autre ailleurs, je suis le maître du scénario, je sais comment ça va se passer, mais eux savent comment le ressentir, et comment le faire ressentir aux gens. »
Trillers écologiques made in USA
Soylent Green, de Richard Fleischer, 1973
Quand Richard Fleischer réalise Soylent Green, en 1973, le film est assimilé à un échantillon de science-fiction paranoïaque. Cinquante ans plus tard, il apparaît au minimum comme plausible. L’action se situe en… 2022, à New York en proie à la canicule, alors que les ressources naturelles de la planète ont été épuisées, la population se nourrissant d’un concentré synthétique, le « Soylent » vert, sur lequel enquête un flic (Charlton Heston). Pour un résultat proprement stupéfiant. Un classique.
Erin Brockovich, de Steven Soderbergh, 2000
Déjà à l’affiche quelques années plus tôt de The Pelican Brief, le thriller environnemental d’Alan J. Pakula, Julia Roberts crève l’écran dans Erin Brockovich, seule contre tous, de Steven Soderbergh. Inspiré d’une histoire vraie, le film met en scène une mère courage qui, acculée financièrement suite à un accident, va se faire engager comme archiviste par son avocat, pour bientôt débusquer une sulfureuse affaire d’empoisonnement de l’eau. Un rôle à Oscar pour Julia Roberts, rarement autant à son affaire.
Night Moves, de Kelly Reichardt, 2013
Réalisatrice indépendante, Kelly Reichardt s’emploie, depuis ses débuts, à proposer une photographie alternative de l’Amérique -ainsi, tout récemment, dans le lumineux First Cow. Avec Night Moves, elle s’aventurait sur le terrain du thriller, à la suite d’un trio de militants écologistes de l’Oregon qui, las de voir se multiplier les atteintes dévastatrices à l’environnement, décidaient de faire sauter un barrage hydroélectrique. Un suspens envoûtant, au service d’une réflexion acérée…
Dark Waters, de Todd Haynes, 2019
À l’instar de Gus Van Sant quelques années plus tôt avec Promised Land, Todd Haynes, le réalisateur de Carol et Mildred Pierce, s’essayait en 2019 au thriller écologique avec Dark Waters. L’histoire (vraie) de Robert Bilott (Mark Ruffalo), avocat spécialisé dans la défense des industries chimiques qui, témoin d’une affaire de pollution mortelle, allait oser s’en prendre (avec succès) au géant de la chimie DuPont. Une figure emblématique, au coeur d’un film à l’efficacité sans esbrouffe…
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