Les coulisses de L’Événement, film frontal à l’urgence hyper actuelle
Adaptant l’ouvrage autobiographique d’Annie Ernaux, Audrey Diwan signe un puissant récit d’émancipation au féminin, retraçant le combat d’une jeune femme bravant l’interdit pour avorter dans la France des années 60. Un film urgent, Lion d’or à la Mostra de Venise.
À l’origine de L’Événement (lire notre critique), le deuxième long métrage d’Audrey Diwan, réalisatrice en 2019 de Mais vous êtes fous, on trouve le roman autobiographique éponyme d’Annie Ernaux, paru avec le siècle. Un texte où l’autrice revenait sur son avortement clandestin, alors qu’elle était jeune étudiante en lettres à Rouen, en 1963 (la loi Veil légalisant l’interruption volontaire de grossesse en France n’interviendra que douze ans plus tard). Elle y écrit: « Que la forme sous laquelle j’ai vécu cette expérience de l’avortement -la clandestinité- relève d’une histoire révolue ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie -même si le paradoxe d’une loi juste est presque toujours d’obliger les anciennes victimes à se taire, au nom de « c’est fini tout ça », si bien que le même silence qu’avant recouvre ce qui a eu lieu. C’est justement parce que aucune interdiction ne pèse plus sur l’avortement que je peux, écartant le sens collectif et les formules nécessairement simplifiées, imposées par la lutte des années 70 -« violence faite aux femmes », etc.-, affronter, dans sa réalité, cet événement inoubliable. » Une même frontalité préside aujourd’hui au film d’Audrey Diwan, oeuvre d’une force peu banale qui se veut puissant récit d’une émancipation au féminin tout en se révélant intense proposition de cinéma. Un Événement couronné du Lion d’or vénitien dont l’écrivaine-cinéaste nous livrait quelques clés à la faveur du festival d’Arras, dont elle était l’invitée en novembre dernier.
Quelle place occupe Annie Ernaux dans votre parcours?
J’ai commencé à lire son oeuvre très jeune. C’est sa dimension sociale qui m’a toujours touchée, le parcours du transfuge de classe qui est d’abord très prégnant dans son oeuvre, et qui m’a donné envie d’adapter ce livre en particulier, parce qu’il n’y est pas question que d’avortement clandestin, mais aussi de ce tropisme social: ce que c’est de s’élever par la tête et d’être rattrapée par son corps. Elle écrit dans le livre « Je me suis fait engrosser comme une pauvre« , et ce que ça veut dire, c’est que quand on est riche, on change de pays et on trouve le moyen d’aller avorter là où c’est possible, et quand on est pauvre, on risque de mourir, on le fait ici avec les moyens du bord. L’injustice sociale qu’elle décrit est l’une des raisons qui donnaient envie d’écrire. L’autre chose, c’est qu’elle parle beaucoup de liberté: liberté de la femme, désir de liberté, désir de jouir, de sexualité, et j’aime ce qu’elle dit de la sexualité dans L’Événement et dans son oeuvre en général.
A-t-elle été associée au projet?
Je lui ai demandé si elle était d’accord que je l’adapte. Quand elle a accepté, je suis allée la voir à Cergy. Je voulais avoir toute liberté de chercher mon film dans le prolongement de son oeuvre, et pour ce faire, il fallait que j’aie le sentiment qu’on regardait dans la même direction. Ensuite, elle a accepté, avec beaucoup de bienveillance et d’intelligence, de lire deux ou trois versions du scénario. Elle n’a jamais cherché à le ramener vers le livre, mais elle a toujours pointé avec beaucoup de rigueur ce qui ne lui semblait pas juste. Juste, c’était le mot-clé de notre travail commun. J’avais l’impression de chercher ma route, et elle m’offrait une boussole quand je m’éloignais trop du chemin. J’avais très peur au moment de lui montrer le film, parce qu’il s’agissait à la fois de lui proposer une adaptation du livre, et de la mettre face à un moment de vécu, c’est très particulier. Elle m’a dit qu’elle avait trouvé ça juste, donc j’ai été soulagée. Plus tard, elle m’a écrit une lettre, pour me dire ce qui lui avait plu de l’adaptation, et aussi du choix d’Anamaria Vartolomei, dont elle m’a dit que personne n’aurait pu mieux interpréter la jeune femme qu’elle était à l’époque.
Comment votre choix s’est-il porté sur cette dernière?
Le choix de la comédienne était crucial, parce que je savais qu’étant donné le dispositif adopté, l’actrice et le film ne feraient qu’un. J’avais des critères précis: je voulais une actrice qui avait déjà joué pour le cinéma, qui ait dompté l’idée de la caméra et de son hyper-proximité, et puisse complètement l’oublier. Il y avait une dimension technique: je coupe très peu, et il fallait quelqu’un qui soit à l’aise avec l’idée de plans longs. Ensuite, Anamaria a une présence, elle dégage quelque chose de fort et ne cherche pas à plaire. Ça m’a fait penser au personnage, le fait qu’elle n’était pas du tout en séduction et impose qui elle était. Et enfin, elle a un rapport au mot, Anamaria, et je cherchais aussi une partenaire intellectuelle, quelqu’un avec qui je pourrais parler du texte, parce qu’il fallait que je puisse croire que cette jeune femme est étudiante en lettres et qu’elle va devenir autrice.
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Le livre et le film relatent un avortement clandestin. Que vous inspire le fait que, plus de 50 ans plus tard, le sujet de l’avortement résonne toujours autant avec le présent?
C’est drôle, parce que quand j’ai commencé, tout le monde pensait que ce sujet s’écrivait au passé, parce qu’on est égocentrés: un sujet n’en reste un non pas tant qu’il a cours, mais quand il est dans les conversations. Quand j’ai commencé à travailler sur le film, on me disait « la loi est passée en France, pourquoi faire ce film maintenant? » Et puis, plus j’avançais dans l’écriture, plus malheureusement l’actualité devenait brûlante: il y a eu la Pologne et ensuite, plus récemment, le Texas, et c’est comme si les gens avaient réalisé que c’était un sujet contemporain. On n’écrit pas le passé, et c’est pour ça que j’ai cherché un dispositif permettant une passerelle entre les époques, et que je ne voulais pas du tout un film de reconstitution. On suggère l’époque, mais pas pour la décrire, de sorte que l’on puisse se dire que c’est à la fois le passé et maintenant.
À son professeur qui lui demande si elle est malade, Anne a cette réplique extraordinaire -« le genre de maladie qui ne frappe que les femmes et les transforme en femmes au foyer« – qui permet de très bien situer le poids que faisait peser la société sur les femmes. Ces contraintes, où les situez-vous aujourd’hui?
J’avais très peur de cette réplique, parce qu’elle ne se trouve pas dans le livre, c’est moi qui l’ai réécrite, j’avais peur qu’elle soit théâtrale. On l’a beaucoup refaite avec Anamaria, pour voir comment elle pouvait prendre cette phrase et l’envoyer comme une flèche. J’ai toujours l’impression que le corps de la femme est l’objet d’une guerre de pouvoir en fait. À qui appartient ce corps, c’est quand même une question que je n’ai jamais cessé de me poser en écrivant le film. Est-ce qu’il appartient à la science? Est-ce qu’il appartient à la loi? Est-ce qu’il appartient aux hommes? Est-ce que, éventuellement, il lui appartient à elle? La question en elle-même décrit la problématique, c’est-à-dire qu’on parle quand même de la moitié de l’humanité qui ne disposerait pas d’elle-même. C’est troublant. Tant que cette question est pérenne, on aura des films à faire sur le sujet.
Le mouvement #MeToo vous semble-t-il porteur de changement à cet égard?
Bien sûr. Ce que je sens surtout, encore une fois, c’est que ça devient l’objet de conversations. Les choses ne bougent pas tant qu’il y a du silence. Excusez-moi de ramener ça au film, mais ce n’est pas un hasard, on en avait parlé avec Annie Ernaux, si le mot « avortement » n’y est jamais prononcé. Dès qu’on commence à poser des mots, dès qu’on met dans la lumière et que les mots éclairent, les choses commencent à changer. Tant qu’on est dans la honte sociale, dans la peur ou dans le silence, elles restent immobiles. Donc voilà, j’ai l’impression qu’on est plus mobiles.
Longtemps, l’oeuvre d’Annie Ernaux est restée une terra incognita pour le cinéma, qui ne s’en est emparé que très tardivement et avec circonspection encore bien, L’Événement n’étant jamais que le troisième long métrage à en être inspiré. Entrée en littérature dès le mitan des années 70 -son premier roman, Les Armoires vides, a été publié en 1974-, l’autrice a dû attendre plus de 30 ans pour voir l’un de ses livres porté à l’écran. C’était en 2008, Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard adaptant L’Occupation sous le titre L’Autre. Un film qui devait valoir le prix d’interprétation à Venise à Dominique Blanc, impériale dans le rôle tout en déchirures d’une femme rongée jusqu’à l’obsession par la jalousie.
Douze ans plus tard (la cinéaste italienne Sara Fgaier ayant entre-temps donné une voix au texte Les Années dans un court métrage en 2018), c’est au tour de Danielle Arbid de s’approprier le récit autobiographique Passion simple. Et de s’insinuer au coeur d’une relation passionnelle placée sous le signe d’une assuétude à laquelle une femme s’abandonne sans réserve, y gagnant l’instrument d’une libération, écho à la conclusion qu’apportait Annie Ernaux à ce bref roman: « J’ai trouvé de quoi on peut être capable, autant dire de tout. » Venant quelques mois après J’ai aimé vivre là, le documentaire consacré par Régis Sauder à Cergy-Pontoise où réside l’écrivaine, et auquel elle a été étroitement associée, L’Événement, d’Audrey Diwan, témoigne donc d’un regain d’intérêt sensible du 7e art à son égard. En quoi la cinéaste voit un « zeitgeist »: « Annie Ernaux est un esprit éclairé, tant et si bien qu’elle est un peu en avance sur son temps. Ce n’est pas un hasard si trois films se pensent autour de son oeuvre en si peu de temps, c’est parce que la rencontre qu’on espérait et qui devait se faire advient aujourd’hui. L’esprit de l’époque comprend enfin l’importance de l’oeuvre d’Annie Ernaux. Ça existait déjà, elle vendait beaucoup de livres, mais je pense que le prolongement que l’on en fait aujourd’hui au cinéma n’est que le signe de ce rapport à l’époque qui s’intensifie. »
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